Du bruit et du Japon au FFM 2017-                           (Festival des Films du Monde, Montréal I.)

 

 

Impossible de ne pas évoquer le climat de fin d’un monde à propos de ce festival, justement, des films du monde. Même le public des plus de cinquante ans, fidèle depuis les débuts, comme s’il avait pu trouver dans cet événement une façon de revire indéfiniment l’atmosphère d’Expo 67, même ce public était plus parsemé, me dit-on, le soir d’ouverture. Et aujourd’hui, les deux séances où je suis allé, un film chinois, un japonais, nécessitaient une main pour le compte des spectateurs. Mais il faut dire que le programme n’était sorti qu’hier et que deux salles restaient encore à programmer. En outre, l’incertitude qui planait sur le sort, se tiendra-t-elle ou pas, de cette 41ième édition décourageait de s’y investir.

Mais lorsque j’ai vu la tête ornée d’une pellicule du logo du festival apparaître sur le grand écran, je n’ai pu que penser aux années fastes. Et après mes deux premiers films, que je n’ai point regretté avoir vus, je me suis dit qu’ici, pour expliquer cette lente agonie, on ne saurait invoquer ni la surabondance de films, ni leur manque d’intérêt. Les deux œuvres méritaient plus que la poignée de curieux, venus pour des raisons diverses. Décu suis-je pour les cinéastes et le public. À d’autres l’exploration des causes de ce vieillissement, mais, vieillissant moi-même, on comprendra en relisant mes chroniques des deux dernières années, qu’une des pistes de recherches qui me sollicitent concerne l’art de vieillir lui-même, de la place laissée aux vieux à celle qu’ils doivent savoir prendre – ou léguer.

Un festival censément n’existe que pour faire du bruit. Est-ce à dire que la culture ne serait que bibelot d’inanité sonore1 ? Qui bouge produit des sons : encore faut-il qu’il y ait des êtres sensibles au bruit pour en déduire une existence. Et pour que l’on veuille entendre, encore faut-il savoir qu’il y a quelque chose qui le mérite. Qu’un bruit, en somme, nous soit parvenu. Au-delà d’un certain seuil, nous ne voulons ou ne pouvons plus rien entendre. Et si aucune rumeur ne nous parvient qui nous permette de choisir parmi les bruits, voire entre les lieux multiples où nous en sont proposés, alors nous tendrons l’oreille ailleurs.

Seulement se taire peut aussi bien devenir suicide qu’assassinat. Au cri qui tue s’oppose la surdité assassine. Ne pas pouvoir préparer à l’audition en orientant l’attention vers telle œuvre, c’est gêner le désir d’audition, rendre impossible la sélection. Et puis si être n’est que faire du bruit, comme le désir de ne pas être appellerait le silence ! Mais l’être humain, pas à une contradiction près, peut encore en ces circonstances vouloir le silence en le faisant savoir. En faisant du bruit.

Toutes ces questions qui naissent du rapport ému que j’entretiens avec un festival qui m’aura permis la rencontre d’œuvres et de cinéastes, traversent le film japonais intitulé, c’est tout un programme, Noise.

Une première œuvre de Yasüko Matsumoto. Une cinquième, Dear Etranger, de Yukiko Mishima, également auteure de plusieurs réalisations pour la télé, fera l’objet d’un prochain compte-rendu. La première est en compétition dans la catégorie premières œuvres, la seconde en compétition officielle.

 

Noise Yûsaku Matsumoto

 

Dès le début j’ai senti que je verrais un film issu du désir de donner forme à une expérience du monde vécue comme chaos en l’homme, être humain susceptible de s’identifier aussi bien à ce chauffeur assassin qui a foncé sur des gens dans le quartier d’Akihabara, à Tokyo, qu’à ses victimes.

Le film s’ouvre sur une audition où une jeune femme explique pourquoi elle veut un rôle d’« idoru »2, idole: elle se sent concernée par le personnage proposé, elle-même a perdu sa mère lors de l’attentat. Incapable de retourner sur le lieu même de la chute, elle ne peut non plus se détacher du quartier, dans l’espérance qu’en accédant au statut d’idole elle « reverra »  sa mère. Cet entretien se tient en caméra fixe, au service d’une expressivité qui ne tient pas qu’à la parole, mais aussi à la posture, celle même qui, s’imposant par ce look, nous permettra de comprendre un père incapable de parler avec sa fille et s’entichant d’une chanteuse qui lui ressemble.

Puis l’on passe à des plans du quartier. Sur le fond noir de la nuit, les dizaines d’affiches lumineuses témoignent à la fois d’une latente énergie et d’une volonté d’artifices, les deux voilent un vide de valeurs. Mais, ces enseignes, on les entrevoit à quelques reprises comme si nous étions des vieillards atteints d’une cataracte. Ainsi en quelques minutes le spectateur est-il soumis à une palette de tons et de modulations, ceux et celles du documentaire, du film poétique et de la fiction dramatique.

Si nos bulletins de nouvelles nous rappellent le poids de l’idéologie ou du dogme dans le scénario que donnent à leurs vies tant de terroristes, Matsumoto montre que le vide de valeurs, la solitude à laquelle chacun peut se sentir réduit à force de se voir ou de se croire chargé de responsabilités plus lourdes que ce qu’il peut assumer, cela, oui, peut aussi bien mener à la folie meurtrière. À l’assassin dont à quelques reprises la une d’un journal annonce l’exécution répond le destin d’un livreur occasionnel, autodidacte étouffé par la mère, désireux d’étudier, mais gêné par l’absence de moyens aussi bien que par le chantage émotif de cette mère elle-même entraînée par un mari joueur à s’endetter. Mais cet impact du jeu sur le destin des proches d’un joueur intervient en d’autres familles, phénomène du miroir, de la répétition qui constitue un des éléments narratifs, visuel et sonore, important du récit.

Cela ne va pas sans me faire douter de ma lecture, je ne suis pas toujours le jeu des filiations de cette Rie et de cette Misa : on dirait qu’elles s’échangent leurs pères! Mais cette confusion rejoint en fait le fil d’interrogations : la frontière de victime à assassin est ténue, la colère rentrée du livreur apprécié de son patron, homme à ses yeux tout à son affaire, en fait une bombe à retardement. Rie de même pourrait bien dans sa dureté commettre l’irrémédiable, elle qui toutefois demeure assez attachée à la vie pour oser rêver la transmettre.

Il arrive aussi que les allers retours dans les rues, d’abord signes d’une errance aussi bien intérieure, me paraissent redondantes. Mais cela dure peu, tant l’alternance des temps et des personnages oblige à une attention renouvelée.

Ambivalence des êtres annoncée par ces plans du quartier d’Akihabara connu pour ses magasins d’électronique, symbole de modernité, de richesse, de satisfaction immédiate, et pour ses idoles où de très jeunes filles jouent aux petites filles, se font kawai, tout en se moquant de leurs fans d’âge mûr en quête d’une douceur et d’une écoute refusées par cette « réalité haïe », termes qui reviennent en leitmotiv. Quartier aussi des amateurs de mangas. Et de toutes les évasions qui invitent à glisser sur les surfaces…

Répétition donc, mais comme ressassement, tourbillon, obsession, malaise sourd senti par un jeune cinéaste en ce premier film assez pour que je sois tenté de reconnaître son double non seulement dans le réalisateur de l’équipe qui fait un reportage auprès de passants sur leur réaction à l’incident d’Akihabara, mais aussi dans le maquereau censé être protecteur : personnage pourtant secondaire, il a droit au dernier plan. Comme si le cinéma en ayant recours aux tragédies du réel pour tenter de nous inviter à écouter le rythme qui nous entraîne relevait aussi d’une sorte de dualité, de trahison. Ambivalence consubstantielle à l’être humain.

Ici donc point d’Eloge de l’ombre3, mais insistance sur les puissances destructrices qui s’agitent derrière les jeux de lumière, la gentillesse commandée, et les silences têtus des gens qui nous sont les plus proches. L’envers d’une société du wa, de l’harmonie à tout prix, de la conformité. Je pense à Yamato California de Daisuke Miyazaki. Yûsaku Matsumoto révèle la beauté ses personnages, malgré ce qu’eux-mêmes pourraient dire, quand il nous les découvre seuls, physiquement seuls, dignes de notre attention, en une solitude moins oppressante que celle qui se vit, par eux, lorsqu’ils s’avèrent incapables de communiquer.

Dommage qu’il y ait eu si peu de spectateurs en cette projection matinale. Quelles chances a ce film d’atteindre un public au Japon même? Souhaitons que ce soit suffisant pour qu’on puisse voir ce qu’un second film révélerait des rapports du réalisateur avec la condition humaine telle qu’il la perçoit au Japon.

Qu’en montrera Dear Etranger ?

 

Claude R. Blouin

 

 

 

1 Mallarmé.

 

2 Commentaires sur ce phénomène à propos de Tokyo Idols : https://www.shomingeki.org/fantasia-film-festival-2017/

 

 

3 Titre d’un essai de Junichiro Tanizaki, hommage aux vertus de la discrétion et… de l’ombre.

 

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