Femmes résilientes, hommes déconcertés à Fantasia 2017

 

 

 

par Claude R. Blouin

 

« Je le vois avec les jeunes gens que je recrute (…). La plupart expriment leur envie d’émouvoir le monde avec leur ressenti personnel. Ils considèrent qu’ils sont uniques et qu’ils ont quelque chose à partager susceptible d’émouvoir le reste du monde. J’ai la conception inverse, je pense que ce qui est émouvant se trouve dans le monde, et que la recherche consiste à le découvrir. » Hirokazu Koreeda, in revue Planète Japon, no 38, p.60

 

Des 150 longs métrages choisis par les programmeurs du festival Fantasia 2017, un peu plus de vingt proviennent de cinéastes et producteurs japonais. De ceux-là, j’ai écarté, sauf un, les films qui explorent notre futur possible, et ceux qui auraient pu être commandité par une association d’arts martiaux mixtes ! Mais j’ai retenu le seul jidai-geki, (film dont l’action se situe avant 1868), question de voir ce que devenait un genre qui, pour le moment, semble suivre la voie du western.

Je me suis plutôt intéressé aux œuvres annoncées, soit comme relevant de la comédie, soit comme mettant en question les stéréotypes de rôles attribués au sexe. Cela m’aura permis de ressentir une certaine parenté entre l’ambiance prêtée aux fans d’idols et aux motifs allégués de leur enthousiasme avec celle et ceux des programmeurs et du public de Fantasia !

J’ai essayé d’équilibrer la place de cinéastes à découvrir avec celle d’autres qui m’étaient familiers, d’associer les premières œuvres à celles de vétérans, et j’ai glissé à l’intérieur des analyses des liens (voir le titre de ce texte) entre les films ici analysés. En somme, cet article, qui donne certains éléments de scénario pouvant réduire l’effet de surprise du spectateur qui n’aurait pas encore vu le film, se veut une sorte de récit de voyage, un rappel du parcours de réflexions et sensations suscitées par l’expérience de visionnement de

Almost Coming, Almost Dying  de Toshimasa Kobayashi ; Cocolors  de Toshihisa Yokoshima; Japanese Girls Never Die de Daigo Matsu ; Love and Other Cults d’Eiji Uchida; Mumon : The Land of Stealth de Yoshihiro Nakamura/Jun Kunimura; Rage de Lee Sang-il; Tokyo Idols  de Kyoko Miyake; What a Wonderful Life de Yoji Yamada ; Tokyo Nigth Sky Is Always the Densest Shade of Blue de Yuya Ishii.

Les analyses sont présentées dans cet ordre. Si j’avais à retenir quatre films sur les neuf, en entrée je prendrais What a Wonderful Life, puis je proposerais Cocolors, ensuite, comme plat principal, Tokyo Nigth Sky Is Always the Densest Shade of Blue, et, comme dessert Mumon : The Land of Stealth.

Bon appétit !

 

Kumoman (Almost Coming, Almost Dying) de Toshimasa Kobayashi

 

Toshimasa Kobayashi poursuit un cinéma à la Yamada Yoji. Il invite le spectateur à savoir prendre son temps : les plans d’ensemble qui impliquent la famille sont captés en caméra fixe et qui demeure présente après l’échange des répliques. Les gros plans renvoient à ce qui permet de préserver la vie ou de la célébrer ou de la nourrir. Et des inserts vont du souvenir au flash d’imagination, traduisant ainsi le rêve non dit qui représente pour les parents de Manabu une honte.

Ce qui fait honte : voilà le point de départ du récit. On croirait que sera dénoncé le harcèlement sexuel auquel une employée est exposée suite à une erreur de sa part. Fiction jouée. La femme, comme dans la plupart des films ici recensés, lorsque confrontée aux rapports avec le corps de l’homme, se montre peu idolâtre, mais pragmatique. La masseuse ne se laisse pas définir par ce métier de transition : elle étudie, comme par hasard le réseau sanguin du cerveau !

La sœur de Manabu fait preuve d’initiative et si la mère semble aveugle, elle témoigne d’une remarquable faculté à recouvrer son amour.

Les plus atteints par manque de confiance, soumis aux secrets, ce sont les hommes, père et fils. Et que le fait de devenir mangaka puisse être objet de honte au même titre que le fait de travailler comme masseuse érotique rappelle ici que nos journaux ont beau raffoler de faits divers relatifs aux poupées, amantes virtuelles, gravure idols dont l’industrie du sexe propose l’achat, la société japonaise n’est pas si à l’aise que cela avec ces pratiques sexuelles ou le métier de mangaka, puisque le regard d’autrui est aussi redouté qu’il l’était auprès des libertins de la cour de Heian au Xième siècle.

En vérité, le cinéaste essaie ici d’exprimer le rapport à ce qui mérite notre attention et notre colère. Manabu refuse tout emploi qui requiert interaction, humiliation et responsabilité. Par sympathie, il devrait donc traiter avec respect les masseuses qu’il sollicite, sans les humilier, ce qui est le cas ; il voudrait trouver un emploi sans interaction, comme cueilleur, mais pourquoi pas aider ceux qui ont des difficultés à communiquer ? Il se découvrira adroit à travailler avec des gens qui partagent son problème. Enfin, si, à l’instar de tant de protagonistes masculins des films analysés ci-dessous, il a une trop haute idée de la notion de responsabilité – et une très basse de lui-même.

En comparaison des femmes, le sexe décontenancé serait celui des hommes, et cela peut donner lieu à l’hyper timidité comme à la violence. Celle-ci n’est pas le cas de Manabu, mais sera celui de personnages d’autres films, violents par dépit, s’en prenant aux femmes d’incarner une douceur interdite par la vie.

Or si Manabu ne prend pas cette voie violente, c’est peut-être dû précisément à ce désir « honteux » de s’exprimer, de vivre probablement de son art. Et cela est renforci par ce qui occupe, contrairement à ce que laisse croire la bande annonce, une bonne moitié du film : le compte rendu sensible, juste, concret de la manière dont se vit et pense un accident cérébrovasculaire. Le « grave », c’est à cette occasion que l’ensemble des personnages le confronte. Cette expérience dans un salon de massage, lieu censé relever de la vie privée (de ce dont on n’ose s’avouer privé ?), rappelle au héros comme aux parents tout ce qu’on a pris pour aller de soi, et qui relève du miracle : respirer, marcher, déféquer, se souvenir, parler.

La chronologie est signalée sur fond noir, aussi noir que les moments de chocs. Des infirmières soignent le corps et l’esprit, par leurs propos. Elles voient le rescapé dans des postures où il ne se montrait qu’aux masseuses. Elles partagent, avec lui et le médecin, la complicité dans son habilité retrouvée. Ainsi le solitaire connaît-il à l’hôpital une expérience d’interaction, surmonte-t-il les occasions d’humiliation, alors qu’il est vu par les passants sur la toilette.

Le seul indice que nous ayons d’une métamorphose qui l’aurait rendu apte à surmonter son troisième vœu, son horreur d’être tenu responsable, réside dans le générique de fin : il semble s’être décidé à mener à terme, en manga, le récit dont nous venons de prendre connaissance.

Le titre japonais renvoie à la mascotte en laquelle Manabu incarne l’ACV, toutou noir et rouge au bâton de baseball claquant ! Le man renvoie au kanji qui exprime l’idée d’improvisation et d’esquisse, première syllabe de manga. Et Manabu Nakagawa, le personnage, agit en double du mangaka du même nom. On voit donc que le livre/film pousse assez loin la capacité d’assumer ses responsabilités, au mépris de ce que l’auteur/ personnage inscrivait sur la fiche où il devait indiquer ses priorités dans la recherche d’un emploi. L’hémorragie cérébrale devient donc non seulement le rappel d’une mort toujours possible, mais le coup de réveil, voire le coup de bâton, qui, à la manière du geste du maître zen frappant l’épaule du méditant, tire de son apathie le jeune homme.

On pourra voir un parallèle avec une autre histoire vécue : Love and other Cults.

 

Cocolors de Toshihisa Yokoshima

 

Voici un film sans complaisance sur la condition humaine.

Sous couvert de science fiction et de représentation d’un monde qui correspondrait aux cauchemars de notre conscience écologique, il pose à la fois le problème de la vie en communauté, celui du désir d’échapper aux contraintes biologiques et de s’ajuster à un environnement modifié à partir des habitudes culturelles héritées. Il met aussi en cause la fonction de l’image.

Shu, Fuyu et Aki constituent un noyau de jeunes, dont le premier serait le gardien, le second l’ingénieux créateur et la troisième, ou le troisième, l’incarnation des contradictions de notre humanité. Dans un monde où, de prime abord, on croirait être témoin de robots, il s’avère plutôt que nous sommes bien en présence d’humains obligés à vivre en scaphandre sous terre, inhalateurs à portée de bouche. Seule la voix trahirait la féminité de cette Aki (pas Akiko ou Akira), mais, comme en animé le recours à une voix féminine pour accompagner un personnage de jeune garçon est fréquent, ce seul indice ne saurait être décisif. La faiblesse physique, la compassion par ailleurs pourraient être rattachées aux stéréotypes définissant le genre féminin. De même la ténacité finale. Mais on les trouve aussi bien dans les films qui mettent en scène des garçons dans leurs activités parascolaires. Certainement, le personnage d’Aki souligne combien le désir d’égalité s’accompagne de celui d’échapper aux contraintes éventuelles de la biologie. Pas seulement d’ailleurs dans la détermination de l’orientation sexuelle. Le corps est un poids, mal ajusté aux aléas d’une vie souterraine.

D’où chez les jeunes ce rêve d’un ailleurs coloré. Le monde immédiat les entoure d’ocre, de gris, de noir ; Fuyu, qui ne communique que par trois notes, se reprend par son ingéniosité ET son art. Il est à la fois technicien et artiste, redécouvre aussi bien la sculpture que l’estampe et un usage expressif de la couleur.

Ainsi le rouge obtenu par une pierre ravie au monde extérieur paraîtra-t-il d’abord en source d’émerveillement. Mais lorsque les héros vont dehors, c’est sous une forme meurtrière qu’ils l’expérimenteront.

L’art de l’estampe, avec la gravure des contours et les impressions successives des couleurs, devient une illustration, mot le plus juste, de la sagesse du maître qui invite à s’en tenir à ce que nos mains peuvent comprendre, d’où cet hommage aux techniciens, artisans, artistes. Mais aussi bien il intervient en métaphore de la fonction du récit et de la peinture : projection d’espérances et de désirs, plus que représentations du réel simplement observé.

Nous sommes moins ici dans une anticipation d’un avenir horrible que dans la traduction d’une angoisse présente. Passent sur le spectateur et l’ombre de l’explosion de la centrale de Fukushima et l’admiration pour les équipes, ici dites de sauvetage, qui plongeaient au cœur de la fournaise et des lieux radioactifs. Présence aussi des moyens nippons de l’adaptation : festivals avec lanternes, vénération d’un maître qui parle de manière protectrice, tout en étant pour les enfants, source de crainte, espèce de voix impériale, dont la sagesse incline à inviter ses compatriotes à ne point sortir de cet île souterraine où ils peuvent survivre. L’admiration pour la jeunesse disposée à affronter le monde extérieur pour en ramener les matériaux qui permettent de survivre rejoint ce courant de films à la gloire des kamikazés, dont on retrouve le nom dans celui de la maison de production de cette oeuvre !

Mais c’est davantage à l’art des périodes en mutations rapides, comme celle de la fin du shogunat avec ses estampes surchargées de traits, à la Kunisada, que fait penser le dessin de cette animation, tour à tour, esquisse, peinture, sumie. Ainsi le cinéaste rappelle-t-il ce qui encore parle de l’histoire de l’art de son pays, ainsi invite-t-il à ne pas idéaliser l’ailleurs. Car il donne raison à la sagesse du maître par cette peinture d’un monde en blanc et noir, désormais privé de couleurs autres, en sorte que le bleu y demeure, matériellement comme spirituellement, inimaginable.

Même sur mon écran d’ordinateur ces hélices de ventilateurs à larges pâles, ces maquettes mobiles aux formes qui rappellent l’icône du nucléaire, ce magique mouvement du dessin sur la surface transparente d’un scaphandre qui anime d’un emoticon la froideur de l’habit, ces amples cathédrales souterraines, et ces dessins ou jouets qui occupent toute la surface du plan appellent le grand écran.

Notons que l’ailleurs, l’étranger, le monde extérieur excluent la présence d’autres communautés que celle qui semble perpétuer par la langue et la structure sociale et les récits la japonaise.

En aucun cas, les qualités soumises à notre admiration ne sont mises en relation avec les causes de cette destruction du monde extérieur, où ne pleuvent que des cendres.

On peut néanmoins inférer le désir du cinéaste de nous inviter à voir les couleurs du monde actuel comme mortelles, à nous sortir de cette idée que l’exceptionnel soit l’inhabituel.

Être, simplement respirer et bouger devraient nous réjouir, mais aussi mobiliser notre attention, notre sens de la mesure. Pour nous faire éviter que le monde devienne ce qui nous en est ici montré. Mais aussi parce que l’attention prise à ce faire sollicite ce qu’il y a de mieux en nous, et nous presse de saisir les occasions de contempler. De revenir sur ce que disent de nous nos peintures et nos récits.

 

Azumi Haruko wa yukue fumei (Japanese Girls Never Die) de Daigo Matsui

 

Haruko Azumi est portée disparue, tel est le sens du titre originel. Shohei Imamura a marqué l’histoire du cinéma en 1967 avec son Évaporation de l’homme (Ningen no Jôhatsu) : un homme disparaît et le cinéaste assiste l’épouse dans sa quête. À la profondeur de l’exploration du thème de la disparition se joint celle de la réflexion sur les rapports du documentaire et de la fiction et leurs mérites propres. Daigo Matsui se place, signe des temps, du côté d’un personnage féminin. Là où nos actualités relèvent plutôt deux issues à la disparition des gens, le kidnapping ou la mort, le cinéaste s’attache à une troisième, comme son prédécesseur.

Daigo Matsui filme comme s’il dansait un slow avec la condition humaine. À l’image d’Haruko, conductrice toute en douceur, il avance et recule comme en harmonie avec le désir profond d’une jeune femme de 27 ans désireuse d’une vie accomplie, i.e. faite d’affection, d’une capacité d’émerveillement et d’un appel à ses forces les meilleures contraires à la situation familiale et à celle du milieu de travail. En ces deux endroits, elle est témoin passif de l’impuissance de sa mère à guérir la grand-mère d’une habitude autodestructrice, au silence du père. Au bureau, les hommes recherchent les jeunes employées, parce qu’elles sont moins payées, mais aussi parce qu’elles sont plus liantes et dociles.

Ce dernier point fait écho à cette peur de la femme qui déborderait des caractères du féminin et qui touche aussi bien la sexualité que l’amour ou la capacité de recourir à la violence. Un gang d’adolescentes, en jupettes, ornées de ces colifichets qui affichent le désir de prolonger l’enfance, s’en prend par vengeance aux hommes seuls.

Et cette solitude, moralement, elle est celle des femmes aussi. On assiste donc aux allers et retours d’une jeunesse entre transgression jouissive et silence dès lors qu’il s’agit d’exprimer attachement, reconnaissance pour la présence de l’être aimé. Autant les hommes se méfient de ce qui sera attendu d’eux et privilégient l’éphémère, comme si aimer c’était s’avouer faible, autant les femmes redoutent de se dévoiler dans une complexité dont elles sentent, sans doute, qu’elle paralyserait les hommes.

Nous sommes témoins de cette répression de l’élan amoureux par quoi, homme ou femme, on se révèle sensible à ce qui échappe à notre contrôle puisque cela relève d’une volonté autre. Traditionnellement, du théâtre au cinéma, l’art a permis à une société de la convergence et de l’unité, de la conformité au nom de la solidarité, cette expression du refoulé, de tout ce par quoi chacun est singulier, échappe à la norme. Et on trouvera ici des traits communs depuis au moins les années 1970 aux films de jeunesse. Le cri d’un personnage filmé en plan d’ensemble dans une nature où il est seul. La caméra stable sur les moments où un personnage atteint la limite de ce qu’il peut supporter ou encore dans les scènes de famille, échos à celles d’Ozu pour mieux en montrer la différence. Le personnage de jeune femme sur jouant l’enthousiasme, s’habillant de manière fantaisiste, jouant quasi de superficialité plutôt que de révéler sa capacité de gravité. Le garçon hyper timide, dont je ne serais pas surpris de retrouver les doubles dans Tokyo Idols.

Mais d’où vient cette image d’une femme annoncée disparue ? Est-ce hasard si elle ressemble à Haruko ou serait-ce bien celle-ci qui l’est, conformément à ce que des retours en arrière suggèrent ? Je suis resté dans un flottement semblable à celui que j’évoquais de la caméra. Mais significatifs sont ces souvenirs d’une enfance consensuelle où un trio d’amis communie dans l’attention au vivant au lieu de s’empêtrer dans les désirs contradictoires des adultes qu’ils sont devenus.

En mariant comédie et poésie, contraste entre signes d’enfance affichés et violence exercée par des jeunes filles, en soulignant les propos des femmes entre elles par opposition au silence ou à la réserve qu’elles conservent en présence de mâles adultes, Daigo Matsui nous oriente ainsi sur ce qui demeure sous les nouveautés de la technologie.

De la gloire instantanée à l’oubli brutal issus des médias sociaux, de l’omniprésence des textos qui font irruption dans le rythme des pensés de chacun et viennent le rompre, les empêchant peut-être d’aller faire face à ce qu’ils désirent vraiment, le spectateur est convié, par ce sautillement d’aspects en aspects, à se reconnaître dans ce kaléidoscope de personnages. En cela, le public serait comme Aina, apte à saisir la justesse possible d’un proverbe espagnol, bien qu’elle s’en défende du fait d’être japonaise. Et si l’on peut trouver Haruko bien pressée de tirer le positif d’un phénomène dont nous savons tous l’issue souvent tragique, bien que rien dans le récit montré ne vienne corroborer l’hypothèse du kidnapping ou de la mort, par elle, comme elle probablement, nous saisissons ce besoin de savoir ouverte la voie des possibles.

Faire la différence entre jeu et réalité, jeu de guerre et réalité de la guerre, espérer que le premier nous guérisse du désir de passer au réel en nous rappelant combien nous pouvons nous engager dans une action meurtrière avec passion, cela ressort comme la prière de Daigo Matsui, la proclamation de sa propre utopie.

Mais le sort du tag, d’abord source de jubilation, de sortie des contraintes de la routine, puis tison soufflant sur la blogosphère, et l’impact que Manabu, l’un des taggueurs, lui attribue sur le gang des filles, nous rappellent qu’il n’est pas si dupe, ce réalisateur, du bon usage que le public peut faire de la fiction. Au Japon, en théâtre classique, en cinéma, le primat de la catharsis sur la mimesis semblait bien établi. Mais, des combats martiaux mixtes aux jeux de castagnes, si la catharsis ne faisait plus son oeuvre sur les spectateurs, si le désir d’être acteurs pour plus de gloire et/ou plus de sensations d’intensité prenait le dessus, qu’en serait-il de l’éthique du réalisateur ?

Que raconter et pour inspirer quoi ?

Voilà la question qui me semble, au terme de mon visionnement, avoir orienté le choix des éclairages, de l’ordre des séquences, du jeu avec la chronologie.

 

 

Kemonomichi (Love and Other Cults) de Eiji Uchida

 

Eiji Uchida prend soin, au premier plan, de signaler que l’histoire qui suit est fondée sur des faits vécus. Heureuse indication, car, dans le temps réduit d’un film de 95 minutes, sept ans paraissent une seconde, etc. Cette indication préalable m’a aidé à ne pas céder au sentiment d’invraisemblance : j’étais désarçonné de voir passer Ai d’une mère confuse et aspirée par une religion après l’autre, adoptée par une secte, puis, à la suite de l’arrestation du guru, un gaijin, intégrée à une famille pour le moins dysfonctionnelle, où chacun, entre drogues et petits méfaits, vit sans pudeur la satisfaction de ses désirs, invitée ensuite par une jeune fille à profiter de la protection de sa famille aimante et bourgeoise et pondérée pour en être chassée par la même « sœur », jalouse de la place qu’elle prend, et par le père déçu de la double vie qu’elle lui cachait ! Et je ne dis pas tout, ni d’elle, ni de ce qui advient aux personnages secondaires.

Si la variété des milieux peints et la rapidité de la narration qui nous entraîne dans ce voyage en divers milieux sociaux, font que je suis ambivalent, avec l’avancée du film, je m’attache à la résilience de cette Ai qui, en épousant les codes de tous ces gens si différents d’attitudes, manifeste néanmoins une sorte d’indépendance. Toujours, du maquereau au gangster de service, on fait état de ce besoin d’appartenance, pour lequel, sitôt trouvé un lieu qui semble accueillant, on serait prêt à tout pour rester intégré.

Chez les plus délinquants trônent les drapeaux nationaux, symbole de ce désir d’appartenance. Haruko Azumi regardera flotter au vent le pavillon au soleil rouge, pour en arriver à une conclusion identique quant à la fiabilité de ce qu’elle peut attendre de la patrie. On voit donc s’affirmer l’expression du désir d’aller ailleurs, de sortir de cette enclave où chacun tourne en rond, seul en dépit de sa soumission aux règles de la mini société dont il se veut membre. Que l’un des délinquants fassent allusion à son propre désir de changer de lieu, alors même qu’il se trouve devant l’emblématique mont Fuji n’est pas sans résonances. On voit la différence avec Cocolors.

Si le guru est un étranger, on rencontre, indice supplémentaire d’un désir de prendre en compte le réel timidement métissé du Japon contemporain, le personnage de Kenta, Noir japonais, colosse froidement violent qui se métamorphose en amant affectueux et aussi, voie qui explique son changement, en curieux désireux de sortir du seul univers de ses émois pour découvrir ce qui n’est pas lui : la faune marine.

Le cinéaste n’éblouit pas par accumulation de procédés remarquables en eux-mêmes. Il surprendra par un rare usage du ralenti dans une scène étonnante du point de vue de sa protagoniste, telle qu’on l’a connue jusqu’alors, et révélatrice de l’ampleur des attentes possibles en un seul être. Prix à payer pour aider l’homme aimé à sortir de l’emprisonnement d’un groupe pour refonder une cellule avec elle ?

Certainement, avec Ai, se trouve affirmée la capacité de résilience et d’affirmation de soi d’une femme qui ne saurait, fut-ce en se pliant au rôle attendu, s’y réduire.

S’accumulent les anecdotes révélatrices de l’insensibilité à la souffrance d’autrui aussi constante que le souci de chacun d’être accueilli d’un regard d’acceptation.

L’expression d’affection positive appelle l’ellipse, l’interruption d’un aveu qui se résout en retour en arrière par exemple, mais la caméra demeure attentive, dès lors qu’il s’agit de cadrer les rapports bruts, d’instinct, de possession, de colère ou de pur désir de domination. Les scènes où le rapport physique impliquerait tendresse sont laissées hors champ, comme si celle-ci relevait de l’indicible. Au contraire, de celles où il s’agit de laisser s’exprimer la seule vivacité ou la force.

Dès le générique, le graffiti, en mots comme en dessins, renvoie à cette violence exprimable jusqu’à l’invitation à mourir : shine… Comme si la capacité de trouver écoute au singulier de chacun et d’en révéler même la qualité vouerait à devenir le pantin de la personne aimée, à se rendre trop découvert.

À quelques semi nudités près, ce récit reste donc dans la thématique des films ici analysés, en consacrant plus de temps et de plans à la froideur et à l’éclatement du contrôle de soi qu’à filmer le corps jouissant, caressé. On remarquera que, dans sa quête d’un lieu et d’une « famille » où se sentir objet de reconnaissance, Ai se retrouve « idole » de porno (gravure idol par opposition aux chanteuses présentées dans Tokyo Idols), accueillant avec signes de respect et symbole d’exclusivité ses fans. Comme si la représentation de coïts ou jeux érotiques devait être réservée à une niche, un genre.

Dans les faits, le porno fait place à des fétichismes où la violence, la domination, l’humiliation ont place. Mais il en a d’autres où, dans le rapport physique, se manifestent délicatesse, tendresse et gaminerie et amusement, aspects plutôt absents des images consacrées à la vie d’Ai et des gens qu’elle croise. Pourtant c’est bien de son besoin désespéré de cela qu’elle témoigne dans chacun des milieux où le sort la mène.

Ainsi Eiji Uchida s’éloignerait-il de l’esprit de Cocolors en ne stigmatisant pas l’élan qui invite à aller ailleurs, comme moyen éventuel d’aller « ailleurs, mais en soi », ailleurs que dans l’espace auquel on restreignait, dans l’inexpérience de ce détour, ses espérances. Le titre originel devrait se traduire par La voie des bêtes (ou de la bête). Le titre d’exportation nous oriente vers ce que nous idolâtrons, les dieux, l’argent, la force. Le titre japonais fait écho au geste du guru qui, après avoir tué un cerf (messager des dieux, associé dans l’imaginaire au shintoïsme), en montre le cœur sanglant et déclare que là est dieu. Cette prise en compte de la bête en l’homme, voilà, me semble-t-il, plus que le portrait de notre besoin de croire, le fil qui relie les épisodes du récit. Il est d’autant plus remarquable que le cinéaste, plus que ses personnages, se montre plus pudique de la représentation des rapports amoureux de la bête humaine que de sa capacité à agresser, frapper, tuer. Mais raconte ainsi le primat de l’expérience, de l’apprentissage par expérience, la manière dont chacun peut se construire, là où ont été absentes les conditions idéales d’éducation.

Il entoure ses personnages d’une affection dont ont manqué les modèles. Et leur en rend ainsi une part.

 

Shinobi no Kuni (Mumon : The Land of Stealth)

de Yoshihiro Nakamura/Jun Kunimura

 

Je m’attendais à voir une resucée joyeuse de films de ninjas, plus près de la série télé de série B. J’ai trouvé un savoureux récit, à la fois relevant de l’épopée, de la parodie et de la satire.

Scènes de foules, invraisemblables sauts, passes d’armes, jeu du ralenti visuel qui rend géante une chute, en même temps que l’on capte ce qui fait penser à un ralenti sonore, apparitions et disparitions jouant sur l’art du camouflage, hommes-arbres, variations du coup de Jarnac, disposition de certains au sacrifice de soi, voilà pour l’épopée. Le cadre naturel devient partie intégrante de l’art des ninjas, ces hommes tenus pour des bêtes, et comme elles se fondant dans la nature. Imaginez un spectacle d’acrobates avec quelques magiciens, mais évoluant en suivant un scénario qui ne se borne pas à multiplier les péripéties : chacun des personnages réagit selon un caractère donné. Et l’on se prend à s’enthousiasmer pour le samouraï Daizen autant que pour Mumon. Ce dernier nom d’ailleurs signifie le « Sans porte », celui qui se moque des murailles. Surnom!

Surnom, car le récit tout en parodiant les tropes du mélodrame nippon en joue. Ainsi le thème de l’enfance meurtrie revient-il en leitmotiv : la manière dont on traite et éduque les enfants agit sur quelques personnages en révélateur du non-sens de leur style de vie. Si le spectateur admire les prouesses, il est mené à penser aux implications de ce qu’il admire. Mais il y a d’autres aspects de ce commentaire implicite sur les habitudes nipponnes de la narration. Ainsi voit-on ironisé le sort du fils d’homme célèbre, ce qui n’empêche d’ailleurs pas la sympathie pour celui dont on rit de la manière dont il réagit à la pression. On s’amuse donc de la tentation de surligner l’expérience d’impuissance, à laquelle n’échappe pas, en dépit de ses qualités comme nous le verrons dans l’analyse suivante, Lee Sang-il.

De même le nom de l’héroïne, Okuni, rappelle les sonorités du mot patrie. Il y a quelque chose de l’hommage au kabuki dans la prestation des acteurs, le kabuki créé par une comédienne nommée Okuni… On notera que deux des protagonistes féminines deviennent, en dépit du rôle social auquel elles sont reléguées, les incitatrices à l’action, celles, avec Heibei, par qui se pose la question de sa valeur. Si, par les clins d’œil du héros à la caméra, le recours au slapstick, la présence de musique de cornemuse ou l’intrusion du rock, les cinéastes jouent fréquemment avec la conscience du spectateur d’être au spectacle, ils insèrent des éléments de commentaires sur l’éthique moderne.

Satire donc, et curieusement de la vénalité des masses. Si le  volet patriotique rencontre bien l’esprit des productions de la Toho, le film présente une motivation moins idéaliste à courir le risque de mourir : l’argent revient en second leitmotiv, et un fondu enchaîne même brièvement et de manière amusante 1579 au présent, interpelle ainsi le public cible! Se trouvent incriminées fortement, sous les rires, l’insensibilité et la déshumanisation où conduit l’obsession du gain.

Mais cette critique de la « majorité » se métamorphose, tout le long, en hommage aux fans du film de genre. Les réalisateurs les mettent pour ainsi dire dans la confidence : ni les uns, ni les autres ne seraient dupes du plaisir pris au spectacle, l’impossibilité même des prouesses agirait comme antidote à l’aveuglement qui pourrait être associé à l’enthousiasme que connaît quiconque s’immerge dans une action, fut-elle celle de spectateur. Ce n’est pas, hurle le film, parce qu’on s’emballe pour les acrobaties des bretteurs qu’on ne fait pas la différence entre fiction et réalité!

Une heureuse façon de clore mon festival, puisque c’est le film que j’ai vu en dernier, bénéficiant des miaulements festifs du public avant, dans l’attente de la première image, puis, pendant, de ses cris de joie devant les prouesses des ninjas et les surprises de la narration, mais aussi de ses plaintes lorsqu’à six ou sept reprises le film laisse place à la « neige électronique », comme si l’ardeur des combattants débordait du monde fictif pour couper le fil de la projection.

 

 

 

Ikari (Rage) de Lee Sang-il

 

Le Sang-il s’est fait connaître à Montréal au FFM : Villain mettait en scène un homme moqué par sa bien aimée, elle-même soumise au mépris de l’homme qu’elle aime. Ainsi le cinéaste aborde-t-il le thème de l’estime de soi, des conséquences du manque de confiance en soi, du prix du regard d’autrui. Son héros, de désespoir, commet vers la fin du récit un meurtre, impatient de ce mal de vivre. Or ne voilà-il pas qu’une femme lui fait confiance, prête à le suivre dans sa cavale. Le cinéaste mène donc son héros à l’acte de trop. 

Avec Rage, il commence par un meurtre dont il laisse deviner la violence et l’acharnement qui dût présider à son exécution. Le clair-obscur définit dès l’ouverture le ton de ce récit où le cinéaste prolonge les scènes de désespoir et parfois frappe si fort que la puissance dramatique des scènes suivantes s’en trouve comme figée. En nous proposant trois suspects, il exige beaucoup de l’attention du spectateur. 

Le récit procède par bonds, alternances d’abord brèves entre le sort des trois personnages soumis à la suspicion des spectateurs, puis à celle de leur amoureux ou amoureuse ou ami. 

Le cinéaste, aux bémols susdits, excelle dans l’usage de la suspension d’une trame pour nous en tisser une autre avant de revenir nous révéler la suite. Ce sens de l’ellipse sert le suspense mais aussi ce thème de la difficulté de faire confiance à autrui. 

Lee Sang-il associe à ce dernier sujet l’art de faire suivre les protagonistes engagés dans des corridors : maison en ruine sur une île censément déserte, bordel du quartier kabukicho, à Tokyo, ou rues de Naha, à Okinawa, espaces entre les bureaux du poste de police. Chacun passe son temps à devoir bifurquer dans son trajet physique comme dans ses choix moraux. Un père aimant s’inquiète pour sa fille, un plan l’enserre des épaules à la tête, comme si le cadrage, de toute la rigidité de son contour, contenait la rage. Celui qui s’avèrera le coupable des meurtres du début sera trahi par l’écriture du caractère rage, peint de son sang sur un mur, comme un égaré poursuivi par le Minotaure battrait des poings sur le mur faisant cul de sac : le Minotaure, il le sait , va le rejoindre. 

Faut-il ou pas s’engager dans le labyrinthe qu’est le passé des gens? Comment, autrement, fonder sa confiance en autrui sur leur réalité et non sur une construction plus proche de la projection de nos aspirations que du reflet du caractère de l’aimé? 

Lee Sang-il, par la bande son d’abord, provoque chez un personnage et le spectateur une colère contre le bruit des jets, signe de l’occupation américaine à Okinawa, annonce du drame à venir. Et la rage contenue s’exprime au mieux en toutes ces situations où les protagonistes se taisent devant les prières d’autrui, gardent leur secret : on sent alors la pression du non-dit. Et le silence délibéré sur le passé devient occasion de suspicion. En retour, devant le soupçon l’innocent ajoute à sa frustration et à sa peine. Mais voilà, si l’innocent peut réagir ainsi, qu’est-ce qui permettra de découvrir le coupable ou de se défendre des menteurs? 

L’usage parcimonieux de la musique, souvent justifié par le cadre de l’action, sert aussi à signifier en un moment qui aurait pu être magnifique l’excès de douleur. Izumi, une des héroïnes, s’avance seule dans la mer, et le cinéaste échappe à un lieu commun de l’expression dramatique du cinéma japonais : le plan du héros, petit dans l’immensité de la nature, et criant à pleine voix. Ici Izumi crie, mais la musique couvre son cri et on comprend et la force de sa rage et le fait que, si libération il y a, elle ne dépassera pas celle de l’héroïne, elle ne résoudra pas le sentiment d’oppression créé par le comportement de G.I.. Mais finalement le cinéaste se conforme à l’usage et la voix domine la musique. 

Comment peut-on à la fois assumer individuellement son homosexualité et rester timide en certaines situations dans l’affirmation de cette part de son identité? Comment une marginale peut-elle trouver un marginal de qui être aimé, sans elle-même être menée à s’interroger sur ce qui singularise l’amant? Comment vivre avec l’injustice subie, se reconstruire, choisir entre action stérile et inaction qui mène à la rage? Lee Sang-il approfondit la réflexion amorcée avec Villain. Et si je n’ai pu me défendre d’un sentiment de longueurs, dues à la prolongation de certaines scènes et de certains états, je saluais tout le long le regard sur les coulisses de la vie quotidienne au Japon, le concret des milieux divers, la manière dont nous étions invités à reconnaître ce point où chacun doit se demander que faire de ce qui nous contraint, comment transformer en création cette force de destruction d’autrui et de soi qu’on enveloppe du nom de « rage ». Entre paranoïa injustifiée et naïveté autodestructrice, quels dédales pour atteindre un état de confiance! 

Dessinés à grands mouvements, comme des déchirures ou des projections graphiques de cris sur lesquelles on serait revenu comme si l’on voulait se mutiler, par son esthétique les traits du caractère condensent celle de tout le film.

 

Tokyo Idols de Kyoko Miyake

 

Une idole représente un noyau de valeurs associé à une divinité ; elle peut devenir elle-même investie de pouvoirs magiques, souvent guérisseurs. Enfin, sur elle se projettent les désirs du fidèle. Tous ces sens jouent dans ce que l’on désigne par le titre Tokyo Idols.

Le mot s’applique aussi au Japon à ces choristes qui ont statut d’icônes pour un public, dans le film de Miyake, constitué d’hommes plus vieux que les chanteuses. Finement la cinéaste fait s’enchaîner le témoignage de ces fans, hommes déçus en leurs rêves et leurs amours, coincés entre la peur du rejet et le désir d’avoir du plaisir dans l’intensité d’une expérience de groupe pendant qu’ils en ont l’énergie.

La cinéaste s’en tient à ce phénomène, mais elle pourrait aussi se pencher sur le monde des fans exclusivement féminines. Je doute qu’elle en découvre autant qui se pâment sur de jeunes garçons, mais, outre les passionnées de chanteurs, elle trouverait avec les fans masculins d’idols, dans l’expression de leurs motivations, des correspondances avec le public du Takarazuka. Ce théâtre musical, qui a précédé les idols, n’est joué que par des femmes, et les stars, idoles avec leurs fidèles qui les attendent à leur arrivée ou à leur départ, s’inclinent en formant vague le long du trottoir où elles défilent, prennent leurs paquets, sont les actrices/chanteuses spécialisées dans les rôles de jeunes premiers. On y retrouve donc cette utopie d’un monde de sentiments « purs », un monde où la virilité ne réside pas dans la capacité d’érection d’un organe, mais dans la fermeté de dessein, la tendresse déterminée. Un monde où le corps fait oublier tout ce par quoi il est absorption, digestion, rejet, écoulement, tout ce sur quoi, en réaction contre l’idéalisme, le roman porno allait attirer l’attention, en une espèce de simplification ou d’idéalisation inversées. Les héroïnes, les amantes des spectacles du Takarazuka y ont, par contraste, cette indétermination, signe de puissance et de potentialité, qui trouvera à se manifester grâce à l’amour de ces hommes, non exempts de féminité puisque incarnés par des femmes, comme les souhaiteraient ces jeunes femmes impatientes de l’impatience masculine. Peu de chances que celles-ci trouvent, dans ces fans d’idols, le prototype des amants rêvés.

Une comparaison avec le film de Claude Demers, Les dames en bleu, pourrait être révélatrice. Amours platoniques, sexualité sublimée, besoin d’un univers parallèle…

Avec Tokyo Idols, le point de vue de femmes provient de mères d’artistes et surtout de quelques chanteuses, dont on suit le parcours, celui de Rio surtout. On y décèle le désir de plaire au public, le même bonheur de partager un moment où les ombres de la vie sont occultées par les spots du spectacle. Mais il y a aussi, avoué, ce mouvement qui presse la chanteuse à repousser ses limites, voire à les convertir en atouts.

On a donc d’un côté des hommes qui auraient d’eux-mêmes une perception négative, et de l’autre des combattantes. Contraste nuancé par le témoignage de jeunes idoles de moins de quatorze ans : les commentaires des parents n’enlèvent pas le malaise ressenti suite à ceux des hommes de plus de vingt ans, même en âge d’être leurs pères. Fillettes en lesquelles on sent s’exercer le conditionnement qui les invite à se mouler au rôle de belle consolatrice, d’icône d’une enfance qui ne nous échapperait jamais, d’une pureté interdite dans la réalité. Et pas très nette dans sa motivation. On entend aussi le témoignage d’analystes, critiques de cet aveuglement social sur l’infantilisation des hommes et la fabrication de stéréotypes des femmes.

La cinéaste marie aux scènes saisies sur le vif de l’avant, du pendant, de l’après des spectacles, celles donc d’entrevues avec des commentateurs de la société japonaise. Mais elle peut aussi recourir à des images où le néon de flambeaux déplacés en harmonie par un groupe de fans se voit comparé à la voix de l’un d’eux définissant une image de lui-même plutôt négative.

Dès le début, plus qu’aux problèmes sociaux, c’est à la solitude que paraît sensible Miyake. Plans d’ensemble de la ville avec ces lumières comme autant de points isolés et cette architecture où les appartement apparaissent en cubicules, ralentis sur des foules, aperçus des allées labyrinthiques du quartier d’Akihabara, un en particulier qui accompagne des hommes mûrs solitaires au milieu des autres, notes cristallines, évocatrices d’un désir d’enfance qui ne pourrait s’accomplir que par l’artifice, autant de ressources qui viennent appuyer ce portrait d’un Japon qui n’est pas sans compléter celui dont Daigo Matsui trace le portrait.

D’ailleurs comme une des héroïnes de ce film qui va « disparaître » pour aller en Afrique, la cinéaste n’a-t-elle pas choisi, comme lieu de résidence, une ville étrangère, Londres ?

Par espérance d’un monde où le virtuel ne soit pas, dans l’ordre affectif, préféré au réel ?

Mais dans cette société peinte comme hédoniste et amoureuse de l’effort, combien d’échos avec les rêves des personnages du Dit du Genji1 ? Jusqu’au désespoir devant la pureté impossible, la sortie brutale de l’enfance, le manque de retenue des hommes, au mépris de ce qu’ils disent souhaiter, et le rêve d’un autre monde.

Un commentateur a beau signaler qu’il voit autour de lui des hommes de 35 ans devenir otakus, au lieu, comme il y a quinze ans, de fréquenter pour vrai de vraies femmes : ne sommes-nous pas toujours dans une société où le regard d’autrui règle la vie sociale et le choix des actes qui passeront du fantasme au réel ? Société où, comme me le disait une jeune Japonaise, émigrée à Londres, nous ne sommes pas tous capables de jouer le rôle selon les règles prescrites ?

Si l’on vous presse d’agir en concertation avec l’ensemble, qu’advient-il de ces forces en vous qui ne répondent pas aux priorités de votre collectivité ?

Et, par comparaison avec la société japonaise, l’anarchie de nos codes ne nous masquerait-elle pas combien nous serait proche le goût de l’intense, de la révolte par immersion dans la liesse d’un foule solidaire de nos rêves ?

 

 

Kazoku wa Tsurai yo II (What a Wonderful Family) de Yoji Yamada

 

À 86 ans, Yoji Yamada appartient à cette génération des plus de 65 ans, qui constitue la plus nombreuse. On l’associe à la comédie dramatique, celle qui montre avec sympathie les contradictions humaines de personnages imparfaits, attachants de l’être, leurs défauts fussent-ils irritants. On ne pense pas à lui comme à un aventurier des formes cinématographiques. Au cœur de ses préoccupations on placerait les personnages, l’attention aux dialogues, le souci, une fois les acteurs placés dans le cadre qui les définit, de les garder dans l’espace de l’écran qui met en évidence le double jeu entre gestes et propos, ton bourru, par exemple, et geste affectueux.

Né en 1931, Yamada a pourtant connu la guerre, la défaite, Tokyo en ruines, la reconstruction exaltée jusqu’à la création d’une bulle où l’orgueil national se mirait dans son statut de deuxième puissance économique, l’éclatement de la dite bulle, le vieillissement de la populations, la faiblesse du taux de natalité, la pression pour travailler toujours davantage jusqu’à l’épuisement, la crise avec les faillites et l’itinérance possible. Comme les plus jeunes cinéastes, il avait toutes les raisons de brosser une toile sombre de la condition humaine, quitte à s’appuyer sur la confrontation avec le pire, pour, comme un plongeur touchant le fond, d’un coup de pied, remonter vers l’affirmation de la vitalité.

En lieu et place, soutenu par la discrète musique de Joe Hisaishi, tantôt amusée comme celle d’une comptine, tantôt assumant la part de nostalgie qui court sous le désir de fête des vieux, le cinéaste ménage des moments de surprise, nous fait passer en un instant du comique au tragique au comique, nous rend sensible à la très mince cloison qui les distingue. On rit, on sourit, on renifle. On se sent en bonne compagnie !

Un ralenti soutiendra en surface le comique, mais de sa lenteur aussi pointera vers la distance entre les membres d’un couple. L’affirmation de distance cachera une forme de compréhension. Des plongées aideront à montrer le sens d’isolement d’un individu parmi les gens pourtant de sa famille. Des cadrages de scènes de bar, la présence d’une bru, Noriko, qui tient le rôle de Setsuko Hara, dans Voyage à Tôkyô, font écho au cinéma de la compagnie Schochiku, à sa prédilection pour un public désireux de saisir l’héroïsme au quotidien plutôt que les postures grandiloquentes ou martiales. Les imperfections de l’être humain sont à prendre avec ses qualités, ici.

Mine de rien, le spectateur se rend compte, petit à petit, que pas une des situations rencontrées par un homme de 86 ans, comme Japonais, n’échappe à un présent en apparence confortable, dans cette famille où les conflits cachent une solidarité. Le grand-père bougon, mais flirt, qui se plaint de son isolement par une famille tournée contre lui, c’est en terme de stratégie qu’on décrit la manière de lui faire entendre raison. On clôt une discussion par le mot Meirei, ordre, associé à l’armée et par ijô, terminé, tous deux dits avec sécheresse. Des soins aux personnes âgées aux problèmes économiques, tout est sujet à allusion, mais LE PROBLÈME ne distraie jamais des gens. En effet, la question de savoir jusques à quand on doit autoriser la conduite automobile côtoie celle des soins requis par les personnages âgées, du travail excluant la retraite pour celui dont les affaires ont mal tourné, de la mort qui pend au bout du nez et de la peur ou de la révolte qu’elle suscite.

La série phare de Yamada, Otoko wa tsurayo, en 48 épisodes avec les mêmes personnages et ce Taro, antithèse du sédentarisme, marchand itinérant, prête son titre à ce deuxième volet, mais le mot Otoko, homme, y a été remplacé par celui de famille : Dur, d’être une famille ! Ceci dit en laissant entendre que vaut mieux cela que d’être sans…

Ainsi dès le titre on retrouve l’art du cinéaste de marcher sur un fil, de dire simultanément une chose et son complément, cette association, en tout vivant, du passage incessant du léger au grave au léger. Chaque événement peut se métamorphoser en son contraire affectif, et l’art du conteur est de nous faire oublier son art et ses finesses au profit de l’attention à ces doubles, les personnages, aux visages multiples comme ceux de leur photo, les photos en fait des comédiens, au générique sur fond rouge : sévères, grimaçants, riant…

Bienvenue au spectacle de la comédie humaine.

 

Yozora wa Itsudemo Saikou Mitsudono Aoiroda (Tokyo Nigth Sky Is Always the Densest Shade of Blue) de Yuya Ishii

 

Yuya Ishii nous présente une œuvre qui pourrait être la synthèse de celles que nous avons considérées jusqu’ici. Thématiquement, on y retrouve les hommes réduits à des métiers de peu de prestige, comme en adéquation avec le jugement qu’ils portent sur eux-mêmes, et ce, même si le récit les découvrira plus précieux auprès de leurs proches qu’à leurs propres yeux. Ainsi Shinji, houspillé par l’un, en est-il malgré tout apprécié et se montre-t-il présent au vieillard solitaire qui vit sur son palier. Mika, l’héroïne, infirmière de jour, hôtesse de soir, porte un regard sans complaisance sur la vacuité du monde, des grands sentiments. Elle souligne pour elle-même ou Shinji l’insensibilité, l’aveuglement des autres au merveilleux comme au tragique.

Mais est-ce bien la seule philosophie, la seule introspection à partir de ses observations qui la rend si froide en ses jugements, alors même qu’elle se montre sensible aux « détails », aux situations singulières ? N’y a-t-il pas autodéfense dans cette promptitude à prévoir le néant des émotions ?

Sur fond noir, les couleurs ressortent avec vivacité, rouge des phares de police et des néons, comme né des braises d’une cigarette, vert glauque des corridors. Le jaune des lumières d’un candélabre kitsch de bar ou d’une ampoule désolée dit combien cette espérance et cet esprit festif sont artificiels, de peu de substance.

Mais la surexposition, deux fois employée, sur une scène de flash back de Mika avec sa mère, sur une autre d’elle en compagnie de Shinji, suggère combien certains moments se gravent plus profondément.

Les ralentis, les accélérés, la plongée soudaine qui suit un plan où un personnage était vu de face ou de biais à hauteur de notre vue, toute cette multiplicité de ressources du cinéma font écho à la volubilité de paroles de Shinji, de pensées de Mika, volubilité elle-même associée par celle-ci à l’incapacité de soutenir le silence. Tout comme l’indique l’omniprésence du cellulaire, la somme de mouvements dont Tokyo entoure ses citoyens. Jusque dans le rythme du film et ses couleurs se traduit celui de la nervosité, de l’inquiétude des protagonistes.

Tokyo, ville animée, où la foule isole. Le dessin animé permet d’y rendre lisibles un lieu de fable et une somme de préoccupations. Les liens de famille se font lointains. Un travailleur immigré y contemple la photo de sa femme et de son petit laissés aux Philippines. Les Japonais payés à la journée sont hantés par leurs comptes, la précarité de leurs ressources vaut bien celle de la lumière.

Qu’est-donc qui bouge sur fond bleu en générique ? Qu’est-ce qui, vers la fin du récit, se transmet par la texture du fleuve en mouvement ? Comment vivre avec cette avalanche d’informations du pire : tremblements de terre, terrorisme, guerres, comptes, comptes, comptes ? Comment résister aux répétitions, qui risquent de nous raboter la sensibilité, de nous rendre sourds aux cris ?

Mais attention, cette tortue qui revient autant de fois que cette chanteuse de rue que personne ne semble écouter, cette persistance de la présence qui résiste aux propos cinglants, ne voilà-t-il pas qu’elles deviennent signes de persévérance, de la volonté de ne pas souffrir encore de l’abandon et de celle de savoir prendre du temps pour écouter, recevoir.

Savoir se poser, rendre grâce à ce que l’on est, de ce que l’on a, à ceux qui sont présents. Et découvrir cela au sein même d’un Tokyo tourbillonnant.

Voir d’un seul œil, peut-être, mais s’en donner le temps. Quitte à découper le champ devant soi en regards successifs…



 

1 Le Dit du Genji, de Murasaki Shikibi, trad. René Sieffert, P.O.F. ou, Éditions Verdier, illustrée et plus chère, Éditions Diane de Selliers. The Tale of Genji, trad. De Royall Tylor, Penguin Books. Roman du début du XI ième siècle.

 

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