FNCM 2018 : Deux Japonais, une Japonaise, et leur temps

 

 

 

 

par Claude R. Blouin

 

Le FNC 2018 présente une variété de genres et des films récents aussi bien que du début des années soixante-dix.

Je rendrai compte, dans l’ordre suivant, de Sukita : the Shoot Must Go On (Sukita: Kizamareta Atisutotachi no Isshun ) de Hiro Aihara. Ce dernier m’a impressionné en m’offrant bien plus que la découverte d’un photographe, sujet annoncé. Puis il sera question d’un docufiction qui présente un troisième rôle inattendu : Tourism de Daisuke Miyazaki. Enfin, une fiction propose la rencontre entre culture et nature et une réponse japonaise à l’angoisse d’une occidentale : Vision de Naomi Kawase.

Avant d’entrer dans les commentaires de ces trois œuvres, notons que le festival présentait aussi ces films japonais, également de 2018 : Mirai (Mirai no mirai) de Mamoru Hosoda ; Shoplifters (Manbiki Kazoku) de Hirokazu Kore-eda ; Killing (Zan) de Shin’ya Tsukamoto.

Une section était réservée à des œuvres des années 1970 et 1980 : Abnormal Family (Hentai kazoku: Aniki no yomesan) de Masayuki Suo ; Gushing Prayer (Funshutsu kigan - 15-sai no baishunfu) de Masao Adachi ; Inflatable Sex Dolls (Kyōfu Ningyō ) of the Wastelands de Atsushi Yamatoya.

 

Sukita : the Shoot Must Go On (Sukita: Kizamareta Atisutotachi no Isshun ) de Hiro Aihara

Le titre japonais contient les mots « gravés », « artistes » et « moment » : qu’encourt le désir de graver à jamais un instant de la vie d’artistes en création? Peut-on saisir les rapports qu’il entretient avec un art qui le forme autant qu’il lui donne forme? Voilà autour de quoi s’ordonnent tous les thèmes de ce film.

Hiro Aihara nous présente le photographe Masayoshi Sukita de plusieurs manières différentes. Celui qui a créé les images de poster et de pochette de disque de stars n’est pas le seul à se révéler. Si les photographies déjà expriment un aspect de l’impact de l’artiste photographié sur le photographe, nous découvrons à l’aide d’entretiens, non seulement de la bouche de Sukita ce qu’il a appris de ses sujets, mais aussi, de la leur, ce que ceux-ci ont retenu de la manière de travailler de l’homme à la caméra et comment cela a changé leur propre art.

À la caméra? Que non pas, si l’on entend par là un seul appareil. Nous voyons la curiosité de l’artiste pour son matériel, son appétit de ce qui sort de plus neuf et le rend susceptible d’éclairer autrement, de prendre des images avec d’autres grains ou d’autres compositions, de les arranger au point que, tout comme l’on parle de multimédia, on pourrait à son propos parler de multiphotos. Cette curiosité pour les gens et les instruments s’accroît de celle qu’il a pour les autres arts, l’environnement, les rapports des êtres humains entre eux.

Enfin, élément récurrent, le film nous instruit sur le rapport au temps, celui des époques comme celui des âges de la vie.

Sukita a près de quatre-vingt ans : va-t-il continuer? Il évoque la retraite. On lui rappelle que ce n’est pas la première fois qu’il parle de se retirer, comme d’autres il continue pourtant. Un intervenant glisse l’état de sa propre réflexion sur le sujet, son désir de persévérer tant qu’il a la santé. Et ainsi se poursuit la ronde qui va de l’un à l’autre, de l’instrument à celui qui le manie à l’instrument, du modèle au photographe au modèle. D’où mon impression de vitalité, de bouillonnement, d’enthousiasme.

Ce film sur l’amitié comme source et support de créativité s’ouvre par une rafale de brefs morceaux d’entretiens, eux-mêmes échos au kazamareta du titre associé à isshun plutôt qu’à artiste : moments gravés, comme la décharge de clics d’un photographe /reporter.

Puis on reprend un à un situations et personnages entrevus. Épisodiquement une série de photos condense un moment de la carrière de Sukita. En d’autres se suivent les Miyavi et autres chanteurs Rock, les Godlis et autres photographes, les cinéastes Koreeda et Jarmusch et Terayama, des designers, des conservateurs de musée, majoritairement des hommes : ce n’est plus un portrait du seul Sukita, mais d’une part de l’art contemporain comme lieu d’échanges, un répertoire de gravures des lieux, salles, ateliers devenus eux-mêmes sources d’inspiration. Architecture de Tokyo, Londres, New York, endroits animés et rendus in par l’initiative de créateurs. On y voit que réseautage peut être synonyme d’amitié. On y découvre le photographe comme l’oncle de tout le monde. Et de l’association au calcul et à la seule ambition de l’idée de réseau, on voit bien qu’ici on substitue celle de communauté bohème, où la capacité d’admirer autrui, de se mettre à son école contribue à garder vivace l’énergie créatrice.

Mais s’il a saisi un moment de l’histoire de la mode, du rock, des arts, d’où vient le caractère intemporel de ses photos et qu’elles résistent au temps? D’où vient qu’à l’heure de l’iphone et de la photographie généralisée, ses images demeurent singulières? D’où vient que cet expérimentateur amoureux de nouveautés, d’essayer toutes les innovations ne soit jamais victime de la mode? En avant, toujours? Et d’autres et lui, empruntant qui à la musique, qui à l’histoire familiale, donnent une réponse à ces questions

Les couleurs des décennies passent, ainsi que les modes magnifiées par les chanteurs Bowie, Balton, Iggy Pop. Chacun inspire l’autre, et en quoi, cela es précisé par les entretiens. Et Sukita devient ainsi le lien entre eux, celui qui les met en relation.

Non seulement, donc, portrait de Sukita, mais aussi réflexion sur ce qui caractérise l’art contemporain, mais aussi méditation sur la genèse du désir d’exprimer et de témoigner, ce documentaire mériterait d’être connu de quiconque se demande à quoi tient l’art.

Émouvante, la présence du vieillard qui évoque son enfance dans la ville minière de Chikuho, et cette photo de sa mère, qui serait celle qui contiendrait en germe son art, photo doublement maternelle. Et voici, à mon plaisir, car son roman, La Tour de Tokyo, est mon préféré de l’année en cours, Lily Franky : acteur, chanteur, natif de la même ville, il rend hommage au photographe de s’être illustré partout, alors qu’apparemment né dans l’environnement le moins propice. Et combien riche en potentialités ce souvenir d’un enfant qui, chargé de garder la boutique de ses parents, découvre, sagement assis, immobile, regard concentré, le monde « cadré » par la porte!

Émouvant témoignage de Sukita : il rappelle comment a toujours compté, compte toujours pour lui le fait d’être curieux du présent, de ce qui en surgit, de ce qui est là, immédiatement sous nos yeux, où que nous nous trouvions, ville natale, terres étrangères : là, bien là, singulièrement là.



Tourism de Daisuke Miyazaki 



           Daisuke Miyazaki fait prendre au cameraman le rythme d’un touriste solitaire qui, loin des groupes ou voyages hyper planifiés, s’abandonnerait à l’imprévu, se posant ici pour écouter ses vis-à-vis, déambulant en furetant là, comme l’atteste le sautillement de caméra. Mais le réalisateur fait accompagner ainsi deux protagonistes, Nina et Su, prénoms des deux actrices, suggérant ainsi la mince frontière qui séparerait documentaire et fiction. Car la sensibilité aux bruits ambiants et aux images à la durée prolongée renvoie au cinéma direct, ainsi que l’attention à un environnement tel qu’il est, et non pas seulement en ce qu’il a d’inédit. La longue introduction se justifie donc par la présentation de personnages dont nous sommes, spectateurs, les touristes engagés dans le voyage qu’implique leur reconnaissance.

Juste aussi, en dépit de ce sentiment de neutralité d’intérêt, les premières images des protagonistes, le temps pris à l’aéroport ou à filmer ce que les hublots révèlent : le mille fois vu ne cesse pas pour autant d’être unique, l’oublier, c’est se condamner à ne rien voir.

Toutefois Nina, handicapée par son incapacité à parler l’anglais ou la langue des gens qu’elle croise, semble moins sensible au départ aux gens, que le réalisateur ne l’est aux deux voyageuses. Elles ont comme interlocuteur leur cellulaire : selfie, dialogue avec Siri, inclusion de soi dans l’environnement auquel elles ne semblent pas prêter spécial intérêt, le début du voyage met en évidence le rapport au temps, l’ambiguïté du lien avec le cellulaire.

Mais Daisuke peint ainsi le portrait d’une jeunesse qui oscille de ses cours à de petits boulots, parfois cumulés, sans véritable but. Une jeunesse pas si différente que celle que je peux croiser à Joliette ou à Montréal. Le garçon qui est le coloc des deux héroïnes, unique en cela, énonce un idéal moins centré sur lui seul, celui de contribuer à bâtir un monde où les conflits seraient atténués. Porte-parole du réalisateur? Le film montre en tout cas que c’est au moment d’être coupée de son téléphone que Nina, seule, perdue, prend distance de son stress initial pour être forcée à aller à la rencontre des gens, et à dialoguer avec une passante. Celle-ci l’aide, mais de façon inattendue, en lui permettant d’autres rencontres, hors des indications des guides touristiques et des « incontournables». C’est ainsi que l’on passe de vues générales de Singapour, telles que l’on peut les trouver en googlant le mot à images, à des lieux habités, où Nina se fait prendre par l’animation : bazars hindous, quartier musulman malais.

          Le tourisme, né ici d’un imprévu, semble précieux tant qu’il s’oriente vers les gens et la disponibilité à faire confiance. Pour une jeunesse sans plan, sans passion encore trouvée, l’errance vient avec une immersion sans filet, sans liens technologiques pour retarder la prise de contact.

Parfois des plans s’étirent, en particulier dans les deux premiers morceaux musicaux sur les trois. Le premier met en scène la complicité des deux amies : si l’une confessera que le voyage lui fait découvrir une facette inconnue de l’autre, les mouvements harmonieux, le dialogue dansé expriment la complicité. Mais plus brève la démonstration, j’aurais retenu la même chose. De même le premier morceau de rock entendu sur un toit m’a paru distraire de la relation entre Nina et son compagnon, alors que le même groupe jouant un second morceau nous y rattache, ne fut-ce que par l’inclusion d’un instrument inusité, et l’attention au mélange du traditionnel et de l’innovation. On comprend alors, selfie absent, que la voyageuse ne se regarde pas tant voyager, que ce qui existe là, sous ses yeux.

La partie où le cellulaire devient le troisième compagnon de voyage introduit une note humoristique, mais aussi réflexive sur la dépendance à la technologie : elle peut nous empêcher de voir aussi bien que devenir l’occasion de retrouvailles. Tourisme se présente sous les traits d’un récit conté par une voix enfantine, comme venue d’un autre monde; cette voix intervient parfois pendant et clôt le film. Et elle rappelle le prix de l’attention aux êtres, qu’ils parlent ou se taisent, et celui de leur présence.

 



Vision de Naomi Kawase 

 

         Naomi Kawase revient à ce qui a sans doute expliqué en bonne partie l’engouement des festivaliers cannois pour ses précédents films : son attachement à ce versant du Japon qui cultive le fil des traditions, dans un cadre plus ancien que celui des hommes. Cette fois les festivaliers d’Europe et d’Amérique peuvent s’identifier, en quelque sorte, avec Jeanne, incarnée par Juliette Binoche. Celle-ci vient au Japon y trouver nature et culture en symbiose. L’antiquité de la forêt jouxte celle des traditions de collectes de plantes ou de vie en forêt. Deux thèmes, transmission et communications, avec celui de l’inclusion humaine dans la Nature, sont également présents.

         Transmission de la vieille Aki au bûcheron Tomo, non natif du lieu, venu dont ne sait où (je présume une grande ville) depuis vingt ans pour y soigner une fatigue de vivre. Transmission de Tomo, au jeune survenant, Rin, apparu au moment de la disparition d’Aki Comme si celle-ci était passée en lui? Aki peut vouloir dire Automne, et Rin forêt, et la caméra nous découvre épisodiquement, tout le long de ce conte philosophique, la forêt de plus en plus rougissante.

Communication entre Hana, traductrice du japonais au français, et Jeanne, entre celle-ci et Tomo (peut signifier compagnon) grâce à l’anglais, entre Aki/Jeanne et la forêt par les sens. Jeanne spécifiera même à Rin combien, si le langage est progrès et permet d’entrer dans la pensée des autres, il est aussi source de malentendus. Et ainsi d’ailleurs transmet-elle pour communiquer sa pensée (sagesse?) des bribes de savoirs sur les plantes régénératrices, les cigales capables de vivre sous terre des années… Cette dernière référence renvoie à un poème de Bashô : Tranquillité, oui/ Perçant la pierre/ Voix des cigales. Cigales dont tout amateur de haiku japonais sait qu’elles vivent 13 à 17 ans sous terre avant d’apparaître, ô très fugacement, avec leur cri strident. Cette information, qu’on peut trouver en commentaire du poème de Basho (The Penguin Book of Haikus), est intégrée aux répliques de Jeanne. À plusieurs reprises, les éléments naturels retenus en gros plans sont matière commune à cette tradition poétique.

 

         Somptuosité de la nature vue avec amour, embrassée en plans d’ensemble en mouvements verticaux ou en plongée, saisie dans le détail des ondes ou d’une goutte. Économie de musique (piano, brièvement) au profit en générique de chants d’oiseaux. Pause de caméra doublant celle de personnages à l’affût. On pourrait croire que la scie et la hache, dans ce contexte, avec violence faisant irruption au début du film, seraient signes de brutalité et de mépris envers la nature. Pourtant l’ambition du bûcheron est de sauver sa montagne.

Un tunnel a défiguré le lieu magique, a entraîné la mort d’un village, mais devient aussi signe du passage possible à une autre dimension, de condition de vie (vers la mort) ou de conscience.

         En contraste, voici des dialogues qui viennent saisir au bond les mots qui me viennent à l’esprit devant ce mouvement des images de nature, et ce faisant me paraissent inférieurs à elles, simplifiant la complexité de ce que je ressens. Mots qui ne vont pas plus loin que mes premiers énoncés, quand ils formulent une « vérité » générale (formule!), ou qui m’informent de faits de nature que j’ignore, mais alors disputant mon attention à celle que je porte au personnage qui parle. Divisé suis-je entre réflexion et contemplation. Mots qui, lus, me laisseraient imaginer, mais qui ici entrent en compétition avec bandes sons et images : ces deux derniers débordent de significations au prix de ce que disent les mots. Comme si le désir de profondeur dans les dialogues de la cinéaste, possible en lecture solitaire, pâlissait, pour moi, devant la poésie des images et du son. C’est dire que si le film attire mon attention sur le thème de l’écologie en lien avec la culture, il ne m’a pas autant séduit que d’autres de la réalisatrice.

           Pendant la première heure, je me suis sporadiquement demandé si le montage des seuls plans de villageois dont le village était disparu suite à la construction d’un tunnel, joints à ceux des protagonistes seuls et silencieux, en déplacement dans la nature, elle-même traitée en personnage principal par l’abondance de plans à elle réservés, ne m’aurait pas fait avec plus de force plonger plus loin en moi : aurait-il davantage éveiller le souvenir de mes propres moments où j’ai senti, vu, ouïe, touché le mystère de la présence en forêt?

          Puis, il y a ce moment où survient Rin, celui ensuite où Tomo lui répète, mais cette fois, après un silence, ce qu’il a chuchoté à Jeanne : vue, ouïe, sensation, voilà qui comble. Je retrouve alors un sentiment de fusion entre les éléments du langage cinématographique et ma division interne se ressoude, le sentiment de dissociation est disparu – pour revenir avec le passage où les « esprits » de Rin et Aki reprennent une danse que la première avait exécutée au moment de disparaître. Danse : signe du vif sentiment de communion avec la nature.

           Des souvenirs de Rêves d’Akira Kurosawa (scènes du tunnel), de Festival du feu de Mitsuo Yanagibashi, de Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa me sont revenus en regardant cette invitation à nous rappeler que toute Culture se définit dans un rapport à la Nature, par la façon dont elle la traite, en traite, en dépend. Comme on l’a vu de son imprégnation de la culture littéraire, la cinéaste atteste de ses liens avec la tradition esthétique visuelle (Sesshû, Sesshon) par sa sensibilité aux vues en perspective, à la place de la brume dans les vallées, au soin pris à présenter en petit un homme dans le paysage, ou à ce qu’évoquent écritures et sanctuaire. Le mot franco-anglais VISION choisi comme titre se double d’un chant folklorique, comme pour souligner que cet appel à l’ailleurs désigné par un mot étranger n’empêche nullement l’enracinement dans la langue autochtone, avec ce chant aux résonances d’un autre temps

           Le film me laisse sur des plans de forêt qui me rappellent celles que j’ai arpentées dans les environs de Kyoto avec mon ami, le chercheur en théâtre… canadien, Yoshinari Minami, et la vision de mon beau-frère soignant sa forêt sur sa montagne.

 

 

 

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