Mitarai Kaoru no Ai no Shi de Kazuyuki Morosawa
C’est une entreprise curieuse que de commenter un film qui n’a pas encore trouvé distributeur à l’étranger et n’est pas donc distribué chez soi, et dont le dvd est communiqué par le réalisateur lui-même. Il voulait mon avis sur un film tout juste sorti au Japon en janvier 2014, et pas encore accueilli dans les festivals étrangers. J’ai cru bon partager mes impressions, parce que ce film ajoute à l’image qu’on peut se faire des mouvements de valeurs dans le Japon de maintenant, tels que le cinéma en donne représentation, et aussi parce que le film me permet d’approcher des enjeux du travail d’écrivain : deux motifs susceptibles de rejoindre ceux et celles qui n’auront pas encore vu le film. Bien entendu, cela m’oblige à entrer dans certains détails du film, question d’être précis, d’indiquer ce qui, au juste, me donne à penser ce que j’en écrirai. Mais je crois laisser suffisamment de scènes en retrait pour ne pas gâcher un éventuel premier visionnement du lecteur de cet article, tout en donnant une idée des traces que le film a laissées en moi.
De Kathryn Bigelow, on dit volontiers qu’une des caractéristiques est de naviguer en eaux d’habitude réservées aux cinéastes masculins. On pourrait dire l’inverse de Kazuyuki Morosawa, dont le film Love and Death of Kaoru Mitarai met en scène une femme dans le rôle d’écrivain à succès qui s’oppose à un jeune auteur, meilleur aux fourneaux qu’à l’ordinateur. Ainsi, dans Dear Friends, Morosawa s’attachait-il à une jeune femme en lutte avec le cancer, et dans Baby, Baby, Baby, à diverses manières dont des femmes répondent au désir de maternité.
Madame Mitarai semble prompte à licencier les gens dont elle s’entoure… Bien au fait des ragots du monde de l’édition, elle se sert de son savoir pour manipuler les éditeurs. Face à elle (comme à l’excellente actrice, Kazuko Yoshiuki, sœur du célèbre écrivain Junnosuke Yoshiyuki), le personnage masculin de Kanzaki et l’acteur qui l’incarne (Mitsuru Matsuoka) m’ont paru au début moins convaincants : si le personnage a l’impulsivité masculine classique, il est vite manipulé, et l’acteur avait un jeu de regards trop expressionniste par contraste à celui de la comédienne qui joue l’écrivaine. Cela m’a parfois fait décrocher, mais j’ai fini par passer outre, sans même me douter que le réalisateur allait se servir de ce qui me semblait un jeu excessif pour suggérer, en fin de film, le passage du temps et l’évolution du personnage masculin.
Il se trouve que ce huis clos s’ouvre par un glissement de caméra, de la lumière extérieure vers un intérieur qui demeurera sombre, signe par là de l’intérêt du réalisateur pour la face inverse du versant célébré de la création littéraire. La très grande retenue dans l’emploi de la musique, retenue peu coutumière de ces récits, la plongée initiale qui revient à quelques reprises, comme les gros plans d’un texte qui reproduit ce que dit au même moment la voix off, tout cet usage sobre des ressources du langage du cinéma et cette manière d’éviter de manipuler le spectateur en faisant appel à sa fibre sentimentale, par l’addition d’éléments susceptibles d’émouvoir, donnent au récit le ton d’une adaptation d’Agatha Christie : ce style non manipulateur devient d’autant plus remarquable qu’un des sujets du récit est… la manipulation.
Suspense il y a en effet, par le jeu de chantages. Celle qui en est menacée l’est par quelqu’un qui semble hésitant dès l’abord, mais qui se révélera plus avide, accumulant les exigences. Mais qui vraiment manipule qui et pourquoi ?
Bien des films qui traitent du milieu de l’écriture (ou de celui dont il pourrait être la métaphore, ici, celui du cinéma !) se concentrent sur la dimension spectaculaire du métier d’écrivain, en esquissant le portrait d’un être qui trouve par ce moyen à « paraître ». Ainsi le jeune écrivain qui répondra au désir de la vieille auteure de garder loin de la police l’accident dont elle est responsable envie-t-il le statut de l’écrivain, tient-il à être sur le devant de la scène.
Les réactions de celle qui détourne à son avantage ce chantage et se place en position de mener le jeu permettent au réalisateur de donner en filigrane plus d’ombres aux idées sur la littérature que celles qu’imagine le jeune protagoniste.
Par ailleurs, la peinture du milieu de l’édition, par le biais d’un autre personnage féminin, arriviste par amour, nous entraîne dans la mécanique du lancement d’un nom. On est encore convié à regarder plutôt l’ombre et ce qui s’y trame que la lumière qu’attire la création littéraire. De là, en écho, cette majorité de scènes tournées en intérieurs assombris ou éclairés avec des plages d’ombre, et de là, la référence aux vampires.
Un tel film, composé avec un style qui colle au récit, plus qu’il ne projetterait les tourments d’un cinéaste, a moins de chances qu’une oeuvre de Sono Sion ou de Koreeda d’être choisi pour un festival hors du Japon. C’est aussi que la place de la parole dans la définition des caractères comme dans la progression du récit, et surtout pour qui est tenu de prendre en compte les sous-titres, risque de masquer tout l’art du cinéaste. Ainsi de l’expression du narcissisme de l’écrivaine, trahi par le décor dont elle s’entoure : livres non lus, là non pour impressionner la galerie, mais la conforter dans son rôle. Mais si ces livres donnés par des éditeurs, soutenus par des rayons en bois sombre, la définissent, ainsi en est-il aussi des nombreuses photos sur la crédence.
Par ailleurs, contrairement à ce jeune homme, semblable à tant d’aspirants auteurs que je croise et qui, comme lui, attribuent plus d’importance à « l’expression », entendez la leur, qu’à la lecture, l’écrivaine, qui ne lit plus guère, a déjà beaucoup lu. Mais ce qu’elle préfère, c’est encore lire dans les gens, dont celui-ci, qui la sort de son rôle, tout simplement en étant celui qui la désignera autrement que par le titre de maître.
Narcisse, tout de même, tant elle tient à cette image d’écrivain, choquée et stimulée d’ailleurs par le fait qu’on lui trouve un vocabulaire vieillot, et rébarbative, sous des dehors de n’être pas dupe de sa réputation, à l’idée qu’elle soit has been. En manque d’un lectorat qui se renouvelle. Ainsi, passe-t-on des liens esquissés de l’auteur avec éditeurs, à ceux qu’il noue avec lecteurs, critiques, proches.
La façon dont Kaoru Mitarai disparaît, d’ordinaire, est présentée comme une manière plus propre aux hommes ; sa combativité, l’affirmation de son talent, la domination soulignée par la mise en scène dans la dernière scène où se trouvent ensemble les deux héros, tous ces traits achèvent d’expulser comme propres à un sexe donné des marques et des comportements et des élans.
Entre thriller et huis clos psychologique, le film de Kazuyuki Morosawa aborde aussi bien les thèmes de la réalisation de soi par le métier que celui des particularités d’un art dont on veut faire un gagne-pain, donc une industrie. Le besoin d’affection s’énonce encore plus clairement de la part des personnages féminins, même si l’ajustement de soi selon le regard d’autrui s’exprime surtout chez le personnage masculin principal.
Les deux lieux les plus représentés sont le loft du jeune homme, quasi spartiate, et l’appartement à deux étages de l’écrivaine, plus bourgeois. Toujours vêtue avec l’élégance d’une femme prête à aller dans le monde, même si on la voit essentiellement chez elle, Kaoru Mitarai est jouée par une comédienne qui passe et nous fait passer par toutes les émotions, de l’ironie à la tendresse, à l’orgueil à l’éclair de folie : personnage d’un tout autre milieu que les femmes de Michel Tremblay, mais que ce dramaturge apprécierait, il me semble.
Voilà les pensées qui me venaient et revenaient. Jusqu’à vingt minutes de la fin. Un dernier vingt minutes qui vient bousculer certaines de mes interprétations, me touche, parce que cette conclusion, avec l’arrivée d’un autre témoin, oblige à revoir mes réactions et à entrevoir d’autres dimensions ouvertes par le film.
Trouvera-ton plutôt masculine cette constance dans l’usage d’une caméra impassible, ici s’approchant doucement, avec un mélange de volupté et de menace, comme ce que l’on dit d’ailleurs être le style de Mitarai ? Dira-t-on féminine cette pudeur à montrer les corps, en particulier féminins, avant ou après les scènes d’amour (jamais pendant), chastement recouverts, mais non moins sensuels ? Et qu’à deux seules reprises intervienne une mélodie tirée d’un instrument à cordes, chaque fois brève, donc non complaisante, mais libératrice de la tension du duel, duel professionnel, duel amoureux, y verra-ton réserve masculine ou féminine discrétion ?
Et que le chant n’intervienne qu’en toute fin, comme un aveu longtemps retenu, voire caché à soi-même, cela, à quelle caractéristique de quel sexe pourrait-il être attribué ? Ne pourrait-on y voir la transcription musicale de ce style cinématographique propre à Kazuyuki Morosawa, procédant par petites touches, avec le moins d’esbroufe possible ? Quant à ses récits tels que je les ai compris, ils gravitent autour d’un mélange de sympathie pour le jeu des contradictions humaines, d’humour devant les constructions érigées pour donner corps à nos aspirations et d’une lucidité sur nos limites qui n’exclut pas le sentiment de porter en nous une capacité créatrice.
À vrai dire, voici un film qui adopte le titre de la dernière œuvre écrite par son héroïne et exprime ainsi une identification du réalisateur non tant aux faits racontés qu’à leur dynamique. Voici un récit qui, au début, laisse croire, au pas hésitant de la dame et à sa voix qu’on entend alors, qu’elle est seule, qu’il s’agit du portrait d’une femme vieillissante, poursuivie toutefois de ce qu’elle fut. Voici un récit cinématographique qui double de voix off l’image des mots qu’on entend et métamorphose ainsi celle qui parle seule, peut-être folle ? en auteure brillante, puisqu’elle s’adresse, via son livre, à nous ! Que dire d’un tel récit, sinon qu’il est fait de tout son cœur par un cinéaste qui entend sublimer en cette projection le jeu du féminin et du masculin en lui ?
Claude R. Blouin
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