Le harakiri dans Seppuku de Kobayashi Masaki

 

 

par Claude R. Blouin

 

Le harakiri est devenu emblématique du courage d’une classe sociale, dont les valeurs, après la Restauration de Meiji en 1867, auraient été étendues à tous les Japonais. Forme de punition réservée aux samouraïs, et par laquelle l’accusé faisait état de la sincérité de son action, de son calme souverain face à la mort, il pouvait être aussi une affirmation de cette même sincérité, lorsque le guerrier, conformément au devoir de vérité, contredisait la ligne du clan: son suicide selon le rituel établissait que son objection ne tenait pas à un «vil souci» de son intérêt particulier, ou à la peur de la mort. 

Cette vision a été rendue célèbre en Occident par les écrits de Mishima et le Hagakuré, recueil rédigé par Yamamoto Tsunemoto au XVII ième siècle. L’épisode maintes fois repris des 47 rônins allait donner une représentation cinématographique des valeurs associées à ce rituel.

Mais ce qu’a de rigide et figée une telle représentation du harakiri a été mis en cause par des intellectuels, comme Tsuda, dans son Inquiry into the Japanese Mind as mirrored through Literature, JSPS, 1970. On lira avec profit l’anthologie Legends of the Samurai, de Sato Hiroaki,The Overlook Press, 1995, ainsi que de Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon, Nrf, 1984. Bien des cinéastes ont aussi présenté une interprétation complexe de cet acte, dont Kobayashi Masaki. 

Voyons d’abord comment le harakiri est introduit dans Seppuku. Ensuite nous le placerons en relation avec le thème du suicide dans les autres films du cinéaste. Ce texte s’adresse à ceux et celles qui ont déjà vu le film: si on veut préserver le suspense inhérent à un premier contact, on trouvera plus pertinent de le lire après!

 

Le harakiri de Seppuku

 

La plus ancienne période historique où Kobayashi met en scène le suicide de guerriers se trouve dans le troisième épisode de Kwaidan. Le suicide par noyade des chefs du clan Taira y correspond, dans l’esprit, à celui des premiers gestes qui allaient, par la suite, être codifiés pour donner corps au rituel du harakiri. En effet, il s’agissait, au coeur d’une bataille, de priver l’adversaire de la gloire d’avoir eu raison de vous: ainsi en était-il, d’ailleurs, chez les Romains. L’exemple de pilotes américains blessés, qui choisissaient de se jeter avec leur avion sur un bateau ennemi, aurait d’ailleurs été une des sources de la création des kamikaze. 

Kusunoke Masashige allait représenter l’idéal du guerrier fidèle à la cause impériale, jusqu’au suicide. Mais ce qui sera signe distinctif de supériorité et d’identité nationale au Japon, ce sera le rituel de suicide par le sabre, en temps de paix, pendant la période d’edo (1603-1867). Comme dans Seppuku.

À la fin de ce film, toutefois, le samourai sans maître (rônin) Tsugumo se fait harakiri. Non seulement agit-il, comme dans l’exemple précédent, en plein combat, mais il s’y résoud en proclamant ainsi son dégoût face à l’hypocrisie d’adversaires, qui requièrent de lui une pureté dont ils sont incapables: puisqu’on ne peut avoir raison de sa combativité, on fait intervenir contre lui trois tireurs dotés d’armes à feu. 

Il y avait peu, l’intendant avait pourtant obligé, au nom du courage et de l’intégrité du code du guerrier, le gendre de Tsugumo à se faire harakiri. Il montre encore une fois son dogmatisme, son intransigeance, son orgueil de caste, en éliminant le «problème» Tsugumo par la voie des armes à feu, plutôt qu’en conformité avec l’esprit du guerrier: il refuse de s’appuyer sur le seul sabre, auquel il reprochait pourtant au gendre de ne pas s’être attaché. Celui-ci avait troqué ses lames d’acier au profit d’autres en bambou pour pouvoir acheter les médicaments et la nourriture susceptibles de sauver son épouse et son enfant. Il avait donc fait passer l’amour des siens avant la loyauté au code des samuraïs. 

Dans le bushido tel qu’il sera codifié à l’ère Edo, loyauté absolue se conjugue avec fermeté de propos. Mais là où un historien comme Tsuda montre l’évolution d’une pratique, soumise au temps donc, cette codification la fige, lui donne une allure intemporelle, se confond avec une essence du guerrier japonais. Peine capitale réservée au samouraï, qui peut ainsi racheter sa faute en illustrant ce courage, signe distinctif de sa classe, le seppuku (hara-kiri) est devenu renforcement de l’estime de soi auprès des spectateurs de l’acte du sacrifié-sacrificateur. Ses pairs se trouvent justifiés ainsi, en temps de paix, du statut dont ils bénéficient, comme guerriers, par le spectacle de la maîtrise que le samouraï exerce sur sa peur de la mort, aussi bien que par le signe indiscutable de la volonté de servir: samouraï n’émanerait-il pas d’un mot signifiant serviteur?

Faut-il rappeler qu’on attendait des samouraïs qu’ils lavent instantanément leur honneur, et qu’ils avaient, en temps de paix, le droit de tuer sur le champ quiconque posait un geste interprété comme portant déshonneur au clan ( kirishite gomen, disait-on: excusez-moi de vous tailler en pièces!). 

Comme le temps des guerres civiles est terminé, comment faire la preuve de cette supériorité morale et sociale d’une classe de guerriers qui n’a plus la guerre comme champ d’exercice?

  Le harakiri, devenu rituel, prouvera la qualité de maîtrise de soi des gens de la caste, leur disponibilité face à la mort, le contrôle absolu sur les affects que suppose le respect de ce rituel (geste et processus prescrits, écriture préalable d’un poème à forme fixe, etc.). Notons qu’on autorisait tout à fait l’assistant à décapiter celui qui posait la main sur la garde du poignard, si tel avait été l’accord préalable: point n’était besoin, pour être honoré, de s’ouvrir effectivement le ventre.  

Or, dans Seppuku, l’intendant veille à la lettre, plutôt qu’à l’esprit du rituel, et oblige non seulement sa victime à se servir de la lame de bambou, mais encore à faire la coupure en croix, avant que l’assistant ne fasse le geste définitif.

 

Suicides évoqués et montrés

 

Ce premier suicide rompt, par le jeu du comédien, aussi bien que par les cadrages, avec la manière classique de présenter à l’admiration des spectateurs le seppuku. De même, à la fin, c’est bien un Tsugumo résolu à se tuer qui se suicide, mais en plein combat et pour provoquer ou signifier plutôt la vanité d’un code dans lequel il a été conditionné à voir un trait essentiel des gens de sa classe. Naïf, peut-il estimer avoir été. On le prive, en effet, de la mort par les sabres. 

En outre, au préalable, les deux acolytes qui ont ramené le corps de son gendre, impitoyables pour autrui, se terrent en se déclarant malades, en dépit du déshonneur que constitue la coupe de leur toque, insigne de classe autant que le port des deux sabres: c’est sur ordre du ce l’intendant, qu’ils seront amenés à s’autoexécuter. Au contraire, le maître d’armes, l’assistant au seppuku du gendre, se fera de lui-même harakiri, non sans y mettra quelque temps, mais du moins de sa propre volonté.

Restent deux autres harakiri. Le seigneur vaincu de Tsugumo devance ainsi, comme les chefs des Taira, un sort certain, et assume la responsabilité des morts de son clan. Celui de l’ami de Tsugumo montre bien que l’état de samuraï n’avait point la limpidité et la netteté que prétend l’intendant. En effet, s’il reste fidèle à l’esprit du féodalisme, en suivant son seigneur dans la mort, il interdit  à son ami de faire de même: il lui confie l’éducation de son fils. Et Tsugumo le mariera à sa propre fille, non par fidélité seule à l’ami, mais aussi en respect des sentiments des deux jeunes gens.

Rappelons que l’insistance du code sur la loyauté du guerrier survient après une longue période de guerres civiles, marquée de revirements militaires, de changements subits d’allégeance, en plein combat, et de priorité accordée au sort de la famille (au sens très étendu). Le roman de Shiba Ryôtarô, Hideyoshi, seigneur singe, aux éditions du Rocher, en donnera une bonne idée. Notons aussi que le patriotisme japonais jusqu’à la période Edo est d’abord attachement au pays, au sens français le plus ancien du terme: pays natal, région. 

Ainsi voit-on qu’à la loyauté au seigneur s’en joint une autre à la famille. Si l’ami de Tsugumo privilégie la première, son fils privilégiera, à la fidélité à ce qui est requis socialement, celle de la possibilité de sauver les siens. Le suicide du seigneur comme de l’ami ne sont pas présentés en acte, mais dans leurs préparatifs esquissés, ou dans la suite: le suicidé garde le secret de ses pensées à ce moment même. Le harakiri des trois hommes du clan oppresseur n’est que raconté, pas montré.

Les deux seppuku montrés détruisent cette harmonie et cette maîtrise de soi, dont l’esthétique de la cour intérieure, le dépouillement des intérieurs, le jeu des lignes des cloisons affirment la prétention du clan Iyi, celle d’être inflexible dans la fidélité à l’honneur du guerrier. Le fait que le récit, donc la parole inscrite au journal de l’intendant, contredise le chaos qu’on a vu être celui de l’épisode, suggère combien l’Histoire est sculptée pour répondre à l’idéologie du conteur…

Seppuku n’est donc pas un film sur LE seppuku, mais bien une invitation à ne pas figer, dans un seul sens, un rituel aux résonances diverses, selon ses exécutants et les circonstances.

En outre, au courage requis pour se donner la mort, Kobayashi en oppose un, égal et nécessaire, pour surmonter son conditionnement social et assurer la vie. Il conteste l’idée que l’on puisse se glorifier, se faire spectacle de la détermination à mourir, se poser en juge, tant qu’on n’a pas été soi-même exposé à une situation. Ce n’est pas le fait du suicide, fut-ce sous forme de harakiri, qu’il met en cause. Mais sa glorification en rituel, c’est l’idôlatrie de cette determination, cette idée fixe qu’on croit supérieure parce qu’elle s’applique à la mort, alors que le cinéaste laisse entendre toute l’énergie et la volonté que réclame aussi le fait de faire face à la vie, à des responsabilités, plus vastes que celles qu’un cadre idéologique quelconque prescrit. Et simplifie.

 

Le suicide dans les autres films de Kobayashi

 

Dans l’oeuvre de Kobayashi, la présentation du thème du suicide évolue. Le cinéaste respecte le cadre d’époque et le contexte psychologique et le conditionnement religieux ou social des personnages. À la fin de Joi-uchi, le héros aurait pu aussi, devant le tir des armes à feu, se faire harakiri, mais il a d’autres options. Ici, il charge au-devant de la mort, non par dépit, non par expérience de l’inanité d’une vie sacrifiée à un code vide, non par esprit de justice bafoué, mais parce qu’il lui reste une enfant, sa petite-fille: il a, comme raison de vivre, un être concret. Il se bat peut-être dans l’espérance de rester vivant pour la protéger ; en tout cas, il en couvre indirectement la fuite. Et cette fois, la nourrice demeure, gardienne d’une autre version possible des faits, que celle que le clan pourrait donner.

Dans La condition de l’homme, un compagnon de Kaji se suicide, humilié par tous, incapable de supporter cette vie dans les camps de Sibérie. Et le regard du cinéaste est de compassion et de regret, si l’on en juge par celui de son double, le héros. Or celui-ci s’enfuit dans la neige, mort quasi assurée, dira-t-on: suicide déguisé, alors? Mais rester au camp, c’est non seulement se porter garant du mensonge soviétique (libération des peuples, égalité et justice), mais mourir de manière aussi assurée, par les traitements subis, et l’absence de perspectives. En fuyant, Kaji se donne au moins cette chance à la fois de poser acte de liberté face aux autorités du camp, et d’aller rejoindre une personne, sa femme. Encore une fois, à la fidélité idéologique, Kobayashi prèfère celle de ce qui nous fait répondre à un être donné, non à une idée de ce qu’il devrait être selon un code prescrit.

Dans Hommage à un homme fatigué (Nihon no Seishun), le personnage, survivant de la guerre, se heurte à un autre, déterminé, inébranlable, absolument sans regret pour l’action commise à son vis-à-vis, alors qu’il était son officier. Ces êtres qui défendent la netteté de l’action et du choix, Kobayashi nous en montre l’envers: trait commun, ils accusent toujours autrui de lâcheté. Or que cette lâcheté soit réelle chez le héros d’Hommage, même sa maîtresse l’atteste. Mais il ne s’agit pas ici d’un éloge de l’irrésolution, plutôt d’une critique de l’idéalisation de cet esprit d’action, d’entreprise, de résolution: déterminés, les «lâches», les «hésitants» le seront. Car, après un temps où, contrairement à leurs oppresseurs, ils consentent à interroger et remettre en question leurs motifs et représentations du monde, temps d’écoute et de comparaison des versions d’une histoire, comme Tsugumo, ils avancent, en dépit de leur peur, restent fidèles, non plus à ce qui a été instillé en eux comme vrai, mais à ce qu’ils ont reconnu tel, au feu de leur remise en question.

Tous les rescapés de guerre des films de Kobayashi se demandent s’ils ne sont pas coupables, s’interrogent sur ce que signifie cette vie donnée en plus, comme le fait le héros de Kaseki, qui, en outre, déclaré mortellement atteint par un cancer, en France, découvre, au Japon, qu’on peut l’en guérir: et alors, il demeure suspendu en ses décisions, irrésolu, comme stupéfié par la richesse des possibles de cette vie encore disponible… Comment vivre en en respectant la complexité?

Ainsi donc, Kobayashi, dès son premier film Musuko no Seishun, puis Kabe Atsuki Heya, mais certainement avec Seppuku et Kwaidan, prépare ce retour sur le passé, en vérité, cette interrogation sur le présent de ceux qui ont vécu la guerre, que sera son Procès de Tokyo. Son seul documentaire interroge les fantômes de l’histoire, les figures des criminels de guerre et de leurs juges, figures sur lesquelles se sont cristallisées nos représentations de ce que fut le temps vécu, et de ce qui a échappé à notre conscience, ou été occulté par notre mémoire, ou retenu au seuil de la parole. 

Ce documentaire éclaire à rebours aussi bien Kwaidan que Seppuku, par ce procès de notre prétention à condamner, à juger, par cette présentation des incohérences de l’être humain: y aurait-il, chez ce dernier, tentative de les déguiser en cohérence et fermeté, via le harakiri, pour restaurer, par narcissisme, son image de soi comme membre d’une élite, d’une nation, d’une espèce? 

Kobayashi, de film en film, poursuit cette méditation sur ce que signifie la culture, plaide plutôt pour un respect de l’esprit que de la lettre, invite au tri, nous presse, dans la forme reçue, à chercher l’esprit en mouvement, à quels besoins de maintenant cette forme de ce temps a pu donner corps, besoins auxquels il nous reste à trouver, pour notre époque, avec ses nouvelles données, une forme nouvelle. 

  Au seppuku emblématique, Kobayashi oppose un acte dont la forme et les fonctions et les occasions d’être exercées ont évolué, en sorte que l’idée d’une «pure» identité s’estompe au profit de celle d’un dialogue sans cesse à reprendre, d’un retour sur le passé et son discours pour prendre en compte la manière dont les âges intermédiaires les ont interprétés. 

Le consentement à la fiction, mais aussi l’ouverture aux diverses versions de l’Histoire servent ainsi l’expression d’une méfiance à l’endroit du détournement d’un acte complexe en icône, qui, comme veut le faire croire l’intendant du clan Iyi, serait tenue, non pour interprétation, mais pour reproduction du réel.

 

 

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