Oshima, l’homme qui se tient au cœur du remous

 

 par Claude R. Blouin

 

Né le 3 mai 1932, Nagisa Oshima aura donc vécu la guerre en enfant, de quoi marquer le cinéaste qui adapta Le piège (Shiiku) d’après une nouvelle de Kenzaburo Oë. Quand il a l’âge de l’université (études en droit), le Japon sort tout juste de l’occupation américaine, mais les bases de l’armée des U.S.A. continuent d’être très présentes dans le paysage politique et économique du Japon. Qui plus est, la guerre de Corée va permettre d’appuyer la reconstruction du Japon. En 1953, le jeune étudiant, actif dans l’association de sa faculté, comme il le sera à la tête de l’association des réalisateurs du Japon à partir des années soixante-dix, fait l’expérience de l’écart entre désir de changement, discours politique, réalité des intérêts en jeu, une des constellations thématiques de ses premières œuvres, de Ai no kibo no machi ( Ville d’espoir et d’amourNihon no yoru to kiri ( Nuit et brouillard du Japon ).

Il tirera de son expérience, outre une réputation de Rouge, qui lui bloquera l’accès à bien des emplois jusqu’à ce qu’il entre en 1954 à la Shochiku, son horreur des idéologies, son empressement à mettre face à leurs contradictions ceux-là même avec qui il partage les objectifs avoués.

D’abord critique des positions rigides et conceptuelles du parti communiste, il s’en prit ensuite aux cafouillages des gauchistes. Empêcheur de danser en rond, adversaire des conditionnements qui entraînent toute exploration du réel au nom de la fidélité à une vision théorique, ses premiers films se nourriront des combats contemporains contre les politiques du gouvernement en place, mais aussi les désunions de ceux qui s’y opposent.

Il a aussi abordé le thème de l’identité nationale, en soulignant le processus de mémoire sélective, par exemple dans Nihon shunka-ko ( Chansons gaillardes du Japon ). La récurrence à la présence occultée des Coréens dans cette identité constitue un leitmotiv de son œuvre.

Identité et engagement ou non dans le processus de changement de l’ordre des choses auront toujours intime partie liée au thème des relations amoureuses, hétérosexuelles ou homosexuelles.

On verra son nom associé aux termes de « scandale », « provocateur », « nouvelle vague ».

En même temps qu’il œuvre comme assistant – pas très présent, selon ce qu’il aurait dit à Audie Bock dans son Japanese film directors auquel j’emprunte les éléments biographiques susdits – il écrit des scénarios, s’exerce à la critique.

Ce cinéaste engagé demeurera à mes yeux un intellectuel commentant l’actualité au sein d’émissions de télévision ( il réalisera une vingtaine de films pour ce médium, y compris une histoire du cinéma japonais ) ou par des chroniques ou articles dont les Cahiers du cinéma ont donné une anthologie.

Mais il me semble que moins que dans le désir de provoquer autrui, sa démarche s’ancre dans une quête d’intensité qui le presse d’aller précisément où les mots, les thèses camouflent du réel ce qui LUI et nous échappe : il crée en SE provoquant. Comme si POUR créer, il lui fallait délibérément se plonger là où il encourait le risque de choquer ceux dont les positions de départ faisaient des alliés. Sur ce que mots et habitudes voilent, il dirige notre regard.

Assistant d’ Hideo Oba, il a aussi vu à l’œuvre Masaki Kobayashi. Or celui-ci lui donna au moins l’exemple de quelqu’un qui défend l’intégrité de son œuvre. Trois ans, son film Kabe atsuki heya est retenu sur les tablettes. À sa suite, Oshima connaîtra aussi, avec son Nuit et brouillard du Japon, un retrait d’exploitation après quatre jours. Mais ce dernier rompra plus tôt avec la Shochiku.

S’il conserve de Kobayashi le sens du cinéma comme expression, non simple reproduction du réel, il expérimentera plus que lui diverses manières et de cadrer et d’enchaîner les plans, saisissant ici dans sa nervosité l’impression d’une manifestation, là reproduisant sans les animer les cases d’une bande dessinée de Sampei Shirata consacrée aux ninjas ; tantôt multipliant les plans, tantôt s’en montrant économe. Du quartier chaud de Tôkyô aux routes du Japon, les années soixante et soixante-dix vont le voir découvrir aux Japonais tous ces aspects qui apportent une dissonance à l’image uniforme d’un Japonais consensuel, plein de retenue, poli, soucieux du bien commun.

Bientôt, si la télévision l’accueille, il trouvera plus de difficultés à financer certains projets, s’alliera à des producteurs français. Ainsi avec Anatole Dauman, en 1976, il donne après Noboru Tanaka sa version de l’incident impliquant Abe Sada et son amant, étranglé au moment de l’orgasme, à sa demande, puis mutilé : loin d’apaiser l’indignation des censeurs, et de jouer avec le concept d’érotisme, Oshima revendique celui de pornographie. Comment filmer avec franchise une histoire entre deux êtres enfermés trois jours à festoyer et faire l’amour sans montrer explicitement ce qui constituait cela même dont ils revendiquaient l’exercice ? Ce sera son film le plus connu à l’étranger, L’empire des sens, en fait Corrida d’amour ( Ai no corrida ).

Oshima, avec un Silberman cette fois et le scénariste Jean-Claude Carrère, s’intéressera aux amours d’une femme avec un singe, dans Max, mon amour

À l’exception du film adapté d’un manga, son seul jidai-geki, Gohatto ( Tabou ), se situe précisément à ce moment charnière où le régime des shoguns implose en même temps qu’il doit céder aux pressions de la « mondialisation ». La reconstitution de cette situation, avec laquelle celles de ses premiers films sur les mouvements de contestations des années soixante n’est pas sans écho, il la double de l’exploration d’un angle moins abordé au cinéma de l’univers des samouraïs, celui des amours homosexuelles entre guerriers.

Présent par sa plume, sa parole et ses films sur plusieurs fronts tout au long de sa vie, Oshima me paraît s’être méfié de tout mouvement qui se prend pour fin, oublie ce qui en a d’abord motivé la création. En se maintenant ainsi et d’abord en provocateur de lui-même, sur le qui-vive, il nous aura donné des œuvres qui nous encouragent à ne pas masquer de notre lucidité nos angles morts.

Les « carrés rouges » aimeront ( et seront interpellés par ) Journal d’un voleur à Shinjuku, Violences en plein jour, en fait tous les premiers films. Chansons gaillardes du Japon devrait toucher quiconque écoute ce qui cherche à se faire entendre sous ce que sa jeunesse manifeste. Furyo ( Merry Christmas, Mr Lawrence, adapté de formidables récits du sud-africain Laurens van der Post ) permettra, à ceux qui n’ont que peu idée du code du guerrier et de ce que le vingtième siècle en a fait, de découvrir comment deux civilisations se rencontrent, tout en saluant la prestation de David Bowie et la musique de Sakamoto et l’apparition qui contribuera à rendre internationale la figure de Kitano.

Mais, à titre personnel, ce sont La pendaison (dont Oshima fait la narration) et La cérémonie qui seront les œuvres qui m’auront le plus touché. Ce sont elles dont des ambiances, des scènes, des renversements dans mes propres perceptions me reviennent. Avec ces deux films, ce cinéaste me laisse entrevoir au-delà des descriptions idéologiques dont il démonte les fabulations le fond tragique de notre condition et ce désir encore à combler, dont le travail de l’image, la rupture de rythme attestent de cette vitalité qui demande à s’affirmer, lors même que notre raison nous suggère que l’homme travaille à sa propre fin.

 

 

 

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