Le Japon au FFM 2013 :

Du monde entre guillemets

 

 

Les films japonais proposés au 37 ième festival des films du monde de Montréal permettent d’apprécier la diversité de tons d’une culture si soucieuse d’affirmer son homogénéité. On dirait que ceux qui sont responsables de cette sélection ont délibérément favorisé la comparaison. Chacun des films partage son sujet principal avec au moins un autre, et la plupart s’attachent à un personnage principal marginalisé ou qui se marginalise. Ainsi les deux seuls films historiques mettent-ils en cause le même Hideyoshi : comment chaque cinéaste concevra-t-il le tien ? Comment d’autres présentent-ils leur tueur pour qui l’exercice du meurtre relève de la banalité ? Aura-t-on droit aux mêmes propos dans ces deux films dont l’intrigue gravite autour de femmes oeuvrant dans les commerces de la nuit ? Les duos d’handicapés partagent-ils la même dynamique dans les films qui leur sont consacrés ? Deux récits posent directement la question de du rapport de leurs protagonistes avec la maternité : en quoi se distinguent-ils ?

Le cinéphile se prend à cette comparaison à la faveur du festival : la concentration de tant de films en si peu de temps la favorise. Mais le fait qu’ils proviennent d’un même horizon culturel rend d’autant plus apparentes les différences. Autant qu’il y a de registres de voix en opéra, il y a de types de sensibilité en cinéma, et le festival, par ce choix d’œuvres aux thèmes proches, permet d’en prendre conscience.

Aussi bien le spectateur découvre l’existence de leitmotive : récurrence de plans du soleil, symbole du Japon, parce qu’incarnation de la déesse à l’origine, selon les mythes, de la race ; apparition à quelques reprises d’au moins un plan qui met en évidence du rouge sur fond blanc, deux couleurs liées certes au drapeau national, comme le soleil, mais aussi aux rituels shintoïstes, en double de la dualité du yin et du yang ; en plusieurs films également, cette scène du protagoniste, seul, souvent courant, riant, perdu dans la nature ou dans un espace urbain dégagé.

Récurrence des formulaires, à la fois indice d’organisation sociale et de froideur, de sécurité et d’étouffement. Un peuple où le quotidien est objet de tant de soins dans l’observation des codes, comment ses artistes n’interrogeraient-ils pas son sens de la tradition, ne questionneraient-ils pas son formalisme ? Assurance de paix par l’ordre d’un côté, d’oppression par mise en catégorie, pour ne pas dire en boîte de l’autre, ce sens de la formule concerne aussi l’art de la formulation. Au lieu du procès habituel des littéraires à l’endroit de l’omniprésence des images, les cinéastes , tout en invitant à méditer sur la portée des images, mettent en cause le crédit accordé aux mots, dessinent de l’un à l’autre comme une cartographie des limites de leur utilité.

Mais qu’en est-il de ce qui compte à mes yeux le plus, qu’en est-il de la « musique » propre que donne à entendre chacun des films ? Voyons-les dans l’ordre qui suit : Shanidaru no Hana de Gakuryu Ishii ( né 1957 ) ; Kyôaku de Kazuya Shiraishi ( né en 1974 ); Kiyosu Kaigi de Koki Mitani (né 1961 ) ; Botchan de Tatsushi Omori ( né 1970 ) ; Case of Kyoko Case of Shuichi de Eiji Okuda ( né 1950 ) ; Judas de Izumi Ohtomi ( née en 1979 ); Shûkunichi no Recipe de Yuki Tanada ( née 1975 ) ; Hako Iri Musuko no Koi de Masahide Ichii né 1976 ) ; Deux courts métrages : Rhizome de Masahiro Ohsuka ( né en 1977 ) ; Umi to Ikiru de Yuichiro Nakano ( né en 1990 );En compétition officielle : Rikyu ni Tazune de Mitsutoshi Tanaka (né 1958 ) : ce film s’est mérité le Prix de la meilleure contribution artistique ( avec Landes, de François-Xavier Vives ).

Le titre de distribution en français est indiqué au début de l’article consacré au film. On parle beaucoup du public vieillissant. Mais regardons aussi l’âge des cinéastes, entre 21 et 63 ans…

 

 

Shanidaru no Hana de Gakuryu Ishii

La Fleur de Shanidar

 

Gakuryu Ishii propose un récit de SF : une compagnie pharmaceutique recrute des donneuses, porteuses d’une fleur qui les parasite et qui est douée de propriétés analgésiques. L’arrière-plan économique de la recherche est effleuré, mais très tôt nous sentons qu’il s’agit ici plutôt d’une parabole. Le film s’ouvre en effet par le rappel d’une théorie selon laquelle les fleurs seraient la riposte des plantes à la menace que faisait peser sur elles l’appétit des dinosaures. Ainsi, les gros plans qui mettent en évidence la beauté et la fragilité des êtres à pétales, par la voix off, sont associés à puissance et menaces.

Mais le cinéaste nous invite aussi à méditer sur la fonction des images, fleurs à leur manière. Sont-elles également parasitaires et létales ? Porteuses d’espoir ? Doit-on les couper ( ou les censurer ) ou les laisser fleurir ?

Images médicales du cerveau, documents véhiculés via internet, photos prises de cellulaires, grossissements au microscope, mais surtout, repris en leitmotiv, dessins : la prolifération d’images est-elle libération ou étouffement ?

Le récit repose certes sur des scènes censées reproduire avec réalisme le quotidien de la vie en ce centre de recherches. Une séquence prend même l’air d’un documentaire : un botaniste explique à des visiteurs, surtout visiteuses d’ailleurs, le fait que la découverte de fleurs près de dépouilles mortelles serait le premier signe clair d’une vie spirituelle de l’homme de Néandertal. Cette théorie sera contestée : le cinéaste indique, par cette opposition, le caractère équivoque des « documents », des images donc. Dans quelle mesure ce que nous appelons réalisme ne serait-il qu’une projection de notre désir de croire ?

Le contradicteur se réclame de la vérité : ne répondrait-il pas à son propre désir que la vérité soit telle qu’il l’exprime ?

Le cinéaste questionne donc le statut accordé à cette vertu si chère aux canons de l’éthique japonaise : la sincérité. Non qu’elle ne soit noble, mais certainement elle n’est pas critère suffisant de discrimination entre le faux et le vrai.

Que notre connaissance soit incomplète aux yeux du réalisateur en porte foi la récurrence de plans où une part substantielle de l’écran est floue, avec un détail mise au point avec grande acuité. D’où aussi l’expressivité d’un passage qui suggère, des rues de la ville aux corridors du centre de recherches, un labyrinthe.

Labyrinthique aussi le récit : Ishii me déconcerte toujours, avant de me ravir par une trouvaille. Comme si cheminant parmi les bosquets de framboisiers, je me retrouvais soudain, encerclé par eux, framboises à portée de mains, mais sans être affecté par les épines. Comme si le cinéaste tenait à faire vivre en sa difficulté le parcours qui mène à l’illumination.

Telle est, par exemple, la force de la récurrence des gros plans de fleurs que la vue de mains qui s’étreignent appelle l’idée de fleur.

Images mentales aussi décisives dans le destin des hommes que celles de la réalité. Ainsi de cette route en un paysage apparemment désert, route sur laquelle le héros rencontrera l’héroïne, la rejoignant dans l’imaginaire, signe de communion très fort. Et dans ce paysage, une fleur blanche, une fleur rouge, aux couleurs symboliques du Japon, associées à ce qui distingue les sexes.

Être humain toutefois serait s’interroger. De là la limite à l’analogie avec les fleurs, comateuses, épanouies en l’absence de questionnements. L’héritage bouddhiste parle-t-il ici comme il intervenait dans Electric Dragon 80, 000 volts, ou Angel Dust ( sur fond de science encore ), deux de ses oeuvres précédentes ? Bouddhiste aussi le lien avec l’idée de réincarnation : celle de l’héroïne en fleur, sans doute, mais plus sûrement celle d’une idée en une autre. Celle-ci rend problématique précisément la première : l’identification à la fleur laisse échapper le trait spécifique de notre nature. L’homme est ce qui, des êtres naturels, n’existe que par l’interrogation.

Fleur rouge, tirant toutefois sur le rose, avec sa part de blancheur donc, fleur blanche tentée de rosâtre, yin et yang dans leur jeu d’inclusion/exclusion mutuel. Ce va-et-vient rappelle la mouvance permanente qui persiste sous nos préoccupations écologiques, éthiques, économiques, intellectuelles.

Ishii invite à laisser s’exprimer jusqu’au bout ce qui n’est pas encore fleuri. Il suggère combien le désir de soigner ou de comprendre tirerait son origine moins du souci d’objectivité que de la réaction du scientifique à ce qui, en son innocence, aurait ouvert un gouffre, brisé sa certitude qu’entre ce qu’il croit, ce qu’il perçoit et ce qui est, il n’y aurait aucune différence.

 

Kyôaku de Kazuya Shiraishi

La voie du diable

 

Film impitoyable. Le désir de meurtre serait en chacun. Mais, comme les éboueurs pour les déchets, nous préférons en charger les gangsters pour l’acte décisif qu’il commande. Ou le bras de la Justice !

Shiraishi insiste sur l’ « humanité » de ce désir, son lien intrinsèque avec notre manière d’être vivant. Aucune chance d’échapper à son constat, tant les nombreux plans rapprochés encadrent les protagonistes, à l’étroit dans ce rectangle aux contours agités. Ce « cadre » nous secoue donc au moindre déplacement de caméra ( sans donner le vertige ), nous rend plus à l’écoute des propos. Quelques fois une musique ( piano, percussions, flûte ) intervient, enveloppe d’étrangeté notre conscience que les témoignages sont incertains.

On nous prévient : il s’agit d’une fiction inspirée d’une histoire vraie. Outre la certitude que des comédiens interprètent un rôle inspiré de personnages réels, outre ce parti pris de plans rapprochés et ces plages musicales, par quels autres signes le spectateur pourrait-il démêler réalité et fiction, où commence l’une, où l’autre ? Le public ne saurait en décider par les seuls éléments du récit.

Mais les choix stylistiques du réalisateur le convaincront vite que cette histoire de collusion entre mafia et milieux de la construction méritait d’être contée, même si peu neuve par son sujet, et si omniprésente dans les médias montréalais par les temps qui courent.

Sans doute ne suis-je pas le seul à trouver pertinente la mise en contexte des meurtres initialement montrés par un retour en arrière justifié, mais répétitive l’insistance sur des comportements violents dont la répétition n’est pas occasion de modifier l’impression reçue à la première présentation d’un acte violent.

Toutefois, au-delà de l’impact d’une œuvre particulière, joue sur ma lassitude la vue en si peu de jours de tant de films où ressemble à de l’acharnement la répétition d’un type de scène, en particulier là où un personnage impuissant est martelé de coups par un agresseur indifférent, sadique ou hystérique. C’est curieusement le moins atteint des récits où une répétition me semble ressassement, non variation d’un thème, qui libérera les hypothèses que me suggère cette expérience. Cela même n’est-il pas signe d’une perte de contact avec l’essentiel d’une fiction ? C’est à l’occasion de L’Amour aveugle que j’expliciterai quelles sont ces hypothèses, preuves de ma distraction.

Cette réserve relative à l’effet de ressassement, aux longueurs ressenties, n’empêche nullement qu’on ne retrouve avec plaisir , dans le récit de Shiraishi, l’ambiance des films de la Nikkatsu des années soixante-dix. Même insistance à souligner l’indifférence des criminels aux victimes, voire l’aisance avec laquelle ils tuent. Indifférence, mais aussi ironique conscience professionnelle : méticulosité tantôt, tantôt imagination dans l’invention de moyens alternatifs. Jubilation aussi, du manipulateur, « le Doc », qui commande ces meurtres pour lequel l’assassin a horreur de payer seul.

Enquête journalistique, procès, humour noir : le cinéaste sait jouer de plusieurs registres de narration. Il introduit de magnifique façon un flash-back qui établit à quel point le reporter Fujii a intégré la version du tueur : rien du processus d’enquête, tout du témoignage crédible… Nous revivons ce qui nous est donné à ce moment comme ce qui a vraiment été. La découverte du contexte dans lequel les meurtres ont été exécutés s’accompagne d’un humour grinçant, mais qui bientôt, pour le motif indiqué ci-dessus, perd en force par ce qui est subi comme longueurs.

Puis le récit reprend des forces avec le retour au présent du procès et de l’enquête. Et avec un surcroit d’inquiétude. Car, comme spectateur je me suis bien identifié avec le reporter : ne partageons-nous pas avec lui cette curiosité pour l’exceptionnel, ce qui n’est pas nous, n’est-ce pas ? Mais alors impossible d’échapper aux conséquences de cette identification, à la reconnaissance que nous aussi, comme lui…

Cherche-t-il vraiment la vérité ? Ne se défend-il pas devant le surgissement de sa propre envie de meurtre ? Fuirait-il, comme le suggère son épouse, devant une intention inavouable, qu’il s’acharnerait à nier avoir pour ne pas avoir à lui donner suite ? Est-ce bien la justice qui le guide, le souci d’apaiser les victimes ? Ou ne serait-ce pas l’instinct du chasseur ?

Au cœur du thriller, le récit bat au rythme des questions dont nos journaux sont pleins. Que faire de ma vieille mère ? Cette interrogation qui paraît propre à la vie du reporter et sans lien avec le cas sur lequel il enquête, trouvera un rapport fondamental et à plusieurs facettes avec les meurtres du tueur en série. Un indice : de problème domestique, la question devient enjeu immobilier. La question de l’argent occupe, contrairement au film d’Ishii, un point central. Argent avec lequel, comme dit une mère à son enfant, « on ne joue pas ».

Au contraire de la vie ?

Shiraishi, comme Ishii, interroge le processus par lequel nous accordons crédit aux mots et aux images ; il met en cause la rhétorique qui nous rend convaincants. Sauf par les longueurs indiquées, j’aurai été emporté par ce jeu du chat avec la souris.

Lequel d’ailleurs est le chat ?

Qui n’entend la voix du diable ?

 

Kiyosu Kaigi de Koki Mitani

La Conférence de Kiyosu

 

Il arrive à Koki Mitani d’inviter ses comédiens à jouer chacun selon son style, plutôt que de chercher à leur imprimer un seul. Ainsi dans ses précédents Suite Dreams, The Magic Hour. Il applique ce principe cette fois moins aux acteurs qu’aux personnages historiques, à la légende dont ils sont entourés. Il accentue, par les gestes retenus comme par les situations où il les place, les traits cités à leur propos. Cela fait du seul Hideyoshi un excentrique, dont l’acteur ne saurait guère être plus burlesque que la légende née de l’original, de son vivant surnommé le singe.

Hideyoshi-aux-oreilles-décollées se souvient sans honte, avec plaisir ici, de ses origines paysannes, mais déteste que les autres seigneurs le regardent, pour cela, de haut. Il ne se soucie guère de la dépense, ni ne refuse un banquet. Son rival, Shibata, rustre, impétueux, timide en amour et maladroit hors des champs de guerre, s’il fait rire, attache le spectateur. Niwa retient ses propos, les laisse mûrir, puis se décide. Ikeda incarne l’individualisme.

Ce terme n’existait pas au XVI ième siècle : Mitani se joue de l’Histoire, la démythifie, projette à travers elle son regard sur le monde actuel. Les guerriers y sont essentiellement montrés hors du champ de bataille, lors d’une conférence ( historique ) tenue pour choisir l’héritier du clan d’Oda Nobunaga, celui qui avait presque réussi à unifier le Japon.

Cette distanciation face à l’évocation des samouraïs au combat est appuyée par un choix de musiques rappelant celle de divers genres ( western, burlesque, par ex. ), celles de films, non du réel contemporain. Il s’agit donc d’un élément de démythification de plus, de travailler sur le processus de création des légendes.

On notera l’importance dans l’intrigue des rumeurs. Pendant quelques plans, au début, Mitani retrouve les mouvements d’un Kurosawa dans la façon d’introduire le cadre. Assez vite il a recours au numérique, donnant ainsi une allure de kamishibai , théâtre de papier, avec ses illustrations vives, accompagnées du monologue du conteur, ancêtre du benshi ( bonimenteur et narrateur au temps du cinéma dit muet ). Enfin un rouleau peint ( emakimono ) devient dessin animé. Le besoin de conter, la manière dont il s’incarne au Japon constituent donc des thèmes glissés en filigrane des sujets plus apparents.

Ce côté amusant de l’Histoire devenue histoire, Mitani le revendique. Ultimement, cette démythification est une revivification. Nous sommes entres seigneurs, soit, mais à une conférence : les chefs entre eux décident de l’orientation du clan, en un débat qui ressemble au processus démocratique restreint. Urne pour les votes ? Non, on votera à mains levées. Mais ces tractations de coulisses pour « paqueter » l’assemblée, acheter par titres ou argent ou terres l’un ou l’autre, ces déclarations de bonne foi, suivies de menaces voilées, cela rappelle campagne électorale et propos de politiciens bien actuels. Ajoutez-y les intrigues amoureuses, les protestations d’amitié, les contradictions entre amitié et bien commun.

Mitani revisite la tradition théâtrale, sans complexe, y ajoute des éléments proprement cinématographiques. Clins d’œil au goût des jeunes filles de notre siècle pour les confiseries européennes, importance du jeu comme substitut au moins temporaire à la réalité de la guerre. Les rivaux participent à une compétition de course, censément festive, mais ils y manifestent leur tempérament politique. L’énergie et les espérances sont les mêmes que quand il sera question d’intervenir « pour de vrai ».

Dernier sujet étudié d’un regard amusé : comment séduire un enfant ( serait-ce le peuple ?). Il faut savoir imiter la marionnette, si l’on veut en faire la sienne. Mais cela ne réussit qu’à celui qui demeure sincère, s’amuse « pour vrai ». C’est que, pour les guerriers, il y a bonheur dans la guerre, aussi tragique la trouveraient-ils. Et chacun est bien conscient que s’il manipule, il est manipulé.

Mais Hideyoshi entend bien être celui par qui la spirale s’arrêtera, et comme il est celui qu’amusent le plus les différentes facettes de ce jeu, il réussira mieux que d’autres. Devant l’histoire, peut-être, pour Mitani certes : de ce qui advient dans la suite, le cinéaste ne retient que les prophéties annoncées par Hideyoshi, mais le public japonais sait que le destin de l’héritier n’est pas celui dont rêvait sa mère, ni celui d’Hideyoshi tout à fait celui qu’il avait planifié.

En tout cela, que des hommes, direz-vous. Chacun sait bien que les femmes sont exclues de la parade. Mis qui, en coulisses, agit par l’intermédiaire de l’amour qu’elle suscite ? Qui s’arrange pour que le hasard fasse bien les choses ? Deux femmes. Les « marionnettes », d’office, sont, peut-être pour cela même, lorsque du moins elles se trouvent au sommet de l’échelle sociale, de redoutables marionnettistes. Ne sait-on pas qu’à l’exception d’ailleurs du bunraku, les manipulateurs sont en coulisses, hors du regard des spectateurs ?

Si le lecteur peut s’imaginer rencontrer au coin d’une rue un bonimenteur, théâtre miniature monté sur le guidon de sa bicyclette, amusant le public d’enfants ( ou, un matin de dimanche, au jardin du Luxembourg, assis à la dernière rangée du théâtre de Guignol ) et heureux de cette situation, il devrait saisir l’occasion d’assister à cette conférence de Kiyosu, s’il en a l’occasion. Ou, si, à l’instar d’Hideyoshi, il la crée.

 

Botchan de Tatsushi Omori

Bozo

 

À lire le synopsis, on pourrait penser que fera appel au sentimentalisme cette histoire d’« exclus », l’un par sa narcolepsie, l’autre par son bégaiement, conséquence de son manque de sociabilité. Mais le souvenir du Murmure des dieux nous retient de tirer cette conclusion.

À raison.

Nous nous attachons à ces personnages, la plupart « exclus » inclus dans une usine vouée à leur réinsertion : ils sont, entre eux, aussi complexes, « bizarres », que les gens « normaux », et capables des mêmes travers, du même ostracisme. Ils ont, pour tout dire, des instincts de meurtres ; le désir frustré d’être aimé ou d’aimer cherche échappatoire ; la haine de soi demande à s’exprimer.

Les personnages masculins sont représentés de manière crédible du début à la fin, au contraire du personnage féminin, dont je n’ai pas compris qu’endeuillée de la mort de son frère, assassiné, témoin de l’usurpation du nom de ce dernier par quelqu’un qu’elle connaît, témoin de ce qu’elle voit ensuite, elle puisse ne pas aller à la police : censée avoir peur, elle écoute placidement ce que disent ses deux sauveurs, qu’elle ne peut, contexte aidant, qu’entendre aussi bien que nous.

Quand celui qu’elle a raison de craindre surgit de façon à terroriser dans une clinique, aucune réaction du personnel. Heureusement ces entorses à la vraisemblance ne constituent pas le cœur du film, et, ma stupeur passée, me voici absorbé par le destin des deux protagonistes masculins. Pourquoi ?

Dès le début, Omori associe la conséquence du désir frustré d’aimer à la rédaction de textes sur le cellulaire : le héros se parle tout seul, mais comme lui nous lisons sur notre écran ce qu’il voit sur le sien : il est bien nous.

Kaji s’écrit, jongle pour lui-même avec les mots, donc des représentations de représentations, toujours rapidement il s’attache à l’image mentale comme pour faire tampon avec le réel qu’elle représente.

Si ce Kaji se parle tout le temps, s’écrit, il écoute peu, contrairement à son nouvel ami, Tanaka, le traître potentiel, puisqu’ami. Cette qualité d’écoute ne serait-elle pas ce qui fera que, sommée de choisir, Yuri inclinera vers lui ? Reste à voir si ce choix est fondé.

Qu’arrivera-t-il de cette amitié entre deux hommes attirés par la même femme ? Comment Omori apporte-t-il sa contribution à ce thème qui donna naissance au roman ?

Revenons au fait que Kaji se parle, c’est-à-dire jongle avec ces représentations que sont les mots. Que disent-ils, que gardent-ils du réel, au-delà du désir projeté de leur locuteur ?

Le chapelet de termes récité sous le ciel étoilé constitue un condensé des thèmes chers à Omori, de son questionnement sur notre appel d’amour et notre invocation des dieux. Même, en ce plan de très grand ensemble qui, par son objet, devient une miniaturisation, le ciel étoilé ( leitmotiv ) devient captif du discours, des mots, bien plus que du cadrage. À preuve : voyez comme à hoshi la substitution un instant du terme anglais star donne une résonance particulière : ambigüité de notre désir d’amour, puisqu’il se traduit aussi bien en besoin d’être vus comme une étoile que par celui d’être vu d’au-delà, de compter. Conter ?

Si la solitude est souffrance, me rappelle le film, la dualité entraîne la comparaison : à l’amour alors peuvent s’opposer envie ( des stars ) et mésestime de soi ( n’être rien en comparaison des étoiles ).

Du stop-motion pour capter un moment de complicité, lui-même évanescent et en mouvement, fut-il saccadé, nous pouvons passer à un dessin animé, fable sur l’opposition du zoo à la vie en nature : celle-ci est ici défigurée par la pollution, alors que cet intermède débutait par un semblant de supériorité de la vie au zoo, en milieu d’insertion donc, sur celle où on serait laissé à soi-même, à la jungle humaine.

Le jeu impeccable des comédiens et comédiennes, la concentration des ressources du cinéma dans la quête d’expression du rapport de l’être humain à l’impensé, voire à l’impensable, cette tenson vers ce qui encore échappe au filet de la seule rationalité atténuent ma déception devant les invraisemblances susdites. Même le sur présent cri de libération et de peine de Kaji, dans une nature trop vaste pour ne pas dire le vide plus que l’infini, se trouve renouvelé par sa récurrence, trait associé aux « bizarres ». De même ce soleil si omniprésent dans la représentation cinématographique japonaise brille ici de sa proximité : les divinités sont peut-être faites pour être vues à distance…

Insectes aux formes bizarres, objets en face desquels Kaji se reconnaît. Et ce plan d’anthologie : du bout des doigts, Yuri cherchent ceux de Tanaka, du bout des doigts cherche à aider l’amoureux à résoudre le dilemme de l’ami.

Comme cela. Des moments où Omori approche d’une sorte de perfection ( ce que, rappelle un personnage, les dieux n’aiment pas ). À cet instant, le spectateur apprend à re-voir.

 

Case of Kyoko Case of Shuichi de Eiji Okuda

Kyoko Shuichi : Deux histoires

 

Eiji Okuda est le cinéaste des résonances diverses et simultanées d’un même événement, d’un même élément cinématographique. Ainsi le piano enveloppe de douceur la perception des images d’ouverture. Off ? Il deviendra pourtant lié aux ressorts de l’intrigue. Il pourra même par la vertu du montage devenir, au même moment dans l’action, élan de reconnaissance et conscience qu’à l’instant de reconnaissance, quelque part, la violence n’en continue pas moins à se manifester.

Le premier plan présente des trains allant en directions bien différentes, en lignes s’entrecoupant. La dureté du fer de la clôture en avant-plan annonce le destin de personnages prisonniers de leur passé et qui à peine se croiseront. Au tsunami qui a ravagé la côte nord-est de l’île d’Honshu répondent en dévastation ces actes vécus au plan individuel par cette femme, Kyoko, ce jeune homme, Shuichi, les deux cas sur lequel se penche le cinéaste.

Le dernier plan montre en bas du cadre, des voitures allant dans les deux sens, jusqu’à ce qu’en fin, elles disparaissent du champ, ne laissant en celui-ci, à mi écran, qu’une ville dévastée, en haut, cette montagne avec sa forêt. Mélange donc de dévastation et de vie qui s’affirme encore, mouvement humain qui a repris, et pourrait bien disparaître : le jeu de dévastation et de renaissance de la nature n’en continuerait pas moins, semble penser le cinéaste.

Les objets ? Brassés par le tremblement de terre, comme les hommes. Projections de leur désir de dépassement, que ce soit comme outil pour usiner ou comme instrument d’expression : toujours, chez ce cinéaste, ce sens du travail bien fait, puisque, n’est-ce pas, c’est encore ce qui relève de notre possible.

Eiji Okuda tisse des motifs d’eau : mer, rivière encastrée dans le béton comme rappel que tout est nature, flaque à la surface tremblante, rappel que la terre à tout moment peut trembler.

Ma déception ? Qu’au moment, par un flash-back, d’évoquer le cheminement de Kyoko, le cinéaste ait semblé quitter l’ordre du récit pour celui du résumé. J’avais le sentiment qu’il énonçait, en brefs segments, les étapes « moyennes » de la « moyenne » des femmes qui vont du statut de femme au travail et mère à celui de femmes oeuvrant dans le commerce de la nuit. Ces étapes sont si rapprochées dans le temps du film, que j’en oublie la manière singulière dont CE personnage passerait par des conditions, qui, elles, sont semblables à celles que traversent tant d’autres. Mais cette impression dure peu.

D’abord parce que le début avec délicatesse saisit cette femme dans un cadre « normal » : sans doute se lève-t-elle un peu tard, et on peut penser qu’elle est victime d’une dépression. Mais l’erreur ainsi faite faisait partie de l’enchantement du film, qui demeure lorsqu’on la découvre, en flash-back, vendeuse d’assurances, découvrant ce qu’elle doit faire pour devenir performante. Ensuite, cette courte apparence de schématisation disparaît.

C’est qu’Okuda retrouve ce sens de la multiplicité des facettes d’un même acte.

Ainsi le beau parleur est-il conforme au prototype, mais peut-être n’est-il si bon que par son réel talent de poète et le fait qu’il séduise avec cela même qu’il ressent. Et peut-être, cette femme qui peut faire semblant d’être agressive, peut-être l’est-elle vraiment. Et peut-être qu’avec toutes les raisons d’haïr, elle a des motifs d’aimer, et tant de peines nourrissent-elles les motifs de ne plus être capable de souffrance. Peut-être un tsunami intérieur a-t-il emporté son âme au-delà du supportable ou choisit-elle de le croire, de peur d’être exposée à nouveau à l’horreur. En un mot, avec ces comportements qui échappent à une interprétation simpliste, Kyoko redevient moins un cas qu’une personne, moins une histoire de cas, schématisation d’un processus, que modulation d’un rythme, de ce que ce doit être, vivre comme elle.

Shuichi demeure tout le long pour moi expression d’un tel rythme plus qu’un cas d’étude.

Par quoi ai-je été captivé, comme beaucoup dans la salle quasi comble, ce jour-là ? Par ce regard posé longuement sur les visages, assez longtemps pour qu’en plus de l’expression, j’ai le temps de retrouver par quoi ils demeurent mystérieux. Inaccessibles. Car sentir ce que serait vivre COMME elle, n’est pas l’être.

À plusieurs reprises, jusque dans la façon ultime dont Shuichi est objet d’harcèlement par ses pairs, Okuda excelle à traduire comment les actes peuvent revêtir des significations à contre courant de celles qu’on leur voudrait. Comment une injustice peut donner lieu à une prise de conscience, sans cesser pour autant d’être une injustice. Résonances équivoques de ce qui est vécu, selon qu’on est spectateur ou acteur de la situation. D’où invitation tacite à écouter.

À écouter.

Et les mots ? Peut-on s’y fier ? Takashi est-il bien le nom de l’amoureux ? En quoi est-il important que ce soit ou pas le vrai ? Il écrit bien sur ca carte d’affaires « Coordonnateur urbain », alors qu’en vérité il est un recruteur de prostituées. Mais ment-il, ou ne fait-il que décorer ce que son interlocutrice sait fort bien qu’il fait ? Pourtant s’il disait le vrai, ne pourrait-elle y voir un signe de désir de vérité dans la relation ?

Et les propos consolateurs, ont-ils bien pour effet celui au nom desquels on les offre ? Plus que les images, les mots sont équivoques, appellent à la prudence dans la représentation de ce qu’ils peuvent signifier pour celui qui les profère et de ce qu’ils deviennent chez son interlocuteur.

Et comme ils font défaut en ces moments où l’épiphanie se fait !

Mais les images de tsunami ? Toujours montrées à l’intérieur du cadre bien visible d’une télé, comme il a été connu par nous, en somme. Quand Kyoko voit se briser son apparente carapace, cette dureté d’accoutumance, alors, quelques plans du tsunami occupent, sans préavis, sans qu’aucun signe ne les annonce, le plein écran de la salle.

Sans préavis le surgissement des retours en arrière, abrupts, cède la place au présent du récit aussi abruptement, comme pour marquer la complexité d’un présent, justement encore sous l’effet des expériences vécues. Présent obnubilé en sa nouveauté par la sédimentation des expériences vécues, encore se déroulant en nous.

Je saluerai d’une dernière remarque la sensibilité du cinéaste, son invitation à garder disponible la nôtre : il réussit à libérer les larmes devant la réussite de Shuichi, et au moment où Kyoko prend la mesure de sa capacité de peine et de joie, du fait qu’elle est, oui, au tout profond, sous la carapace, vivante.

Nagai Sampo s’est mérité le prix du festival des films du monde en 2006 : Le Cas de

Kyoko Le Cas de Shuichi confirme la maîtrise du tisserand.

 

 

Judas de Izumi Ohtomi

 

Les mots jouent encore en ce film des rôles contradictoires. Dit-on jamais ce que l’on sent ? A-t-on quelqu’un pour nous écouter vraiment ? Ou chacun ne chercherait-il qu’à se faire entendre, feignant d’écouter ?

Qui mieux qu’une hôtesse de club, comme l’héroïne de ce film, sait quel jeu entre

dans la vêture, le parler, le sourire ? Et combien les mots peuvent être des parures.

Authentiques ou de toc, comment savoir ?

En regardant les gens, quand ils se taisent, suggère un client, lui-même fraudeur.

La cinéaste Izumi Ohtomi réussit à communiquer, en cette première œuvre, l’impression que nous accompagnons bien un être singulier, et ce, grâce à plusieurs moyens.

D’abord quatre retours en arrière, au montage propre à leur contenu, nous reportent, en ce film urbain, dans un cadre champêtre, cadre de l’expérience qui choqua Erika, l’entraîna dans une logique d’ambition.

Surtout, la réalisatrice fait le choix de déplacer latéralement, en avant, en arrière la caméra, tandis que le champ hors foyer laisse apparaître des lumières ou bien des portions d’objets, d’êtres bien au point. Dans ce monde qui ressemble à ces compositions si fréquentes, tout miroite, scintille : néons, verres taillés, ors. Une légère surexposition fréquemment traduit celle de la starification, en même temps suggère la ténuité de papier de soie de cette ambition de « réussite ».

Cela contraste avec les gros plans de visage, où le personnage apparaît dépouillé des objets dont il s’entoure et se masque.

Dans le contexte présenté, qu’est l’ambition, sinon la contrepartie d’une expérience de trahison, traduite en DÉCISION de n’être qu’apparence pour les autres et maîtresse absolue de ses choix, en soi ? Refus de s’abandonner, donc désir de saisir. Être Judas plutôt que sa victime ?

Mais, comme ses clients, Erika avive son insatisfaction à chaque échelon grimpé. Le masochisme ou le sadisme des clients traduisent leur aveuglement : un collier, de symbole d’adoubement, devient mors.

Son épiphanie éclatera dans les scènes les moins lumineuses : rupture, expérience de communion, expression d’une haine déguisée jusque là en affection, la vérité se fait jour à la faveur d’une quasi obscurité.

Le spectateur familier du Kabukichô ou de lieux équivalents dans sa culture, lieux de divertissement, a beau savoir de quel monde de faux-semblants se nourrissent les maîtres de ces quartiers, gangsters, grands patrons, courtisanes de haute gamme, cette gamme, justement repose sur le clinquant qui vient avec le pouvoir. Pouvoir dont l’argent est expression, tout comme les êtres-objets avec lesquels il conviendrait d’être vus.

Cette héroïne au passé meurtri a droit à une vision égalitariste des rapports entre hommes et femmes, qui suppose que les uns et les autres soient jugés, si du moins nous le pouvons, selon les mêmes critères. L’aliénation d’Erika provient en partie d’une décision de sa part, mais aussi laisse entendre le récit, d’un mal-être cultivé par la priorité accordée à certaines valeurs, mais aussi de nos contradictions internes, nos aspirations divergentes, mais aussi de la lecture que nous faisons des causes des maux que nous subissons. Autant que le miroitement et les reflets, les forces en jeu pour rendre compte de nos actions dépassent notre entendement, mais n’excluent nullement que nous puissions dégager un espace de liberté.

Le style de Proust, version cinéma ?

Hommes et femmes se trouveront pour signaler à Erika les risques de ses options. Mais elle tient, comme à un mantra, à la fois qu’elle sait cela même qu’on croit lui enseigner, et qu’il n’y a qu’en essayant qu’on prend la mesure d’une option. Ainsi têtue va-t-elle vers son point de conversion.

Itami Ohtomi salue la décision finale de son personnage par une composition visuelle où la comédienne est filmée sous un angle équivalent à celui par lequel la cinéaste enregistrait l’image de la tour de Tokyo, si aimée d’Erika pour sa solitude et sa puissance. Et l’argent que dans son mouvement elle libère la ramène à cette première expérience, suite à laquelle elle avait décidé de son style de vie, d’aller vers ce monde dont elle s’affranchit par ce geste final, magnifié par la contre plongée, la posture, jambes bien ancrées au sol.

Ainsi la réalisatrice fait-elle de la vie de son hôtesse le portrait d’un processus de maturation.

Aller et retour de la vie rêvée à la vie réelle, de la vie souvenue à la vie interprétée, ainsi, tout en prenant en compte le poids des idées ambiantes, donne-t-elle à éprouver « le rythme qui possède une femme » libre . La possibilité de l’erreur ferait-elle seule qu’une fin puisse être non point seulement une fatalité, mais l’expression d’une liberté ?

Judas aurait-il trahi par peur son besoin de croire en autrui ? demande cette première œuvre, qui laisse espérer qu’on en voit une deuxième.

 

Shûkunichi no Recipe de Yuki Tanada

Recette de deuil de 49 jours

 

La cinéaste Tanada aborde de front les clichés, situations-types, et leur redonne de l’éclat, pour ne pas dire qu’à l’image de la défunte capable de saisir la beauté et la richesse expressive des activités domestiques, elle les époussette. Elle dispose le spectateur à épouser le rythme du récit, elle l’amène, avec ses personnages en moments de pause, à contempler un même fragment de rivière. Celui-ci, avec ses parties calmes, ses courants ailleurs, mais variés et ténus à la fois, pourrait bien devenir métaphore du cours de ce film. Qu’on puisse en donner un autre, cela aussi est suggéré par des aperçus de la même rivière en d’autres lieux, où elle adopte un autre rythme.

Le récit se présente comme une galerie de portraits de femmes : Otomi défunte, belle-mère de l’héroïne et seconde épouse de son père ; sa tante ; la vive Imoto, jeune en centre de réhabilitation pour accros de diverses sortes ; l’héroïne. Celle-ci se demande si elle ne devrait pas divorcer, face, dernier personnage féminin majeur, à une maîtresse désireuse d’être épouse et capable, elle, d’être mère.

Du moins biologiquement.

Le film est hommage et satire amusée à l’occasion de leur sens de l’organisation, de leur désir d’aider. Il se trouve construit autour de la scénarisation d’une fête, elle-même ayant comme point fort, dans la rencontre joyeuse, la reconstitution de la vie d’Otomi, belle-mère de l’héroïne.

Comment s’y prend la réalisatrice pour épousseter les clichés ? Elle adoucit l’impression reçue des moments tragiques en utilisant à plusieurs reprises, en ouverture de scène, de légers et brefs fondus. Elle oppose à la voix de stentor d’un père, autrement réservé sur l’expression de ses émois intérieurs, l’expressivité impulsive et spontanée d’Imoto, aussi colorée et directe dans son langage que coloré et fantaisiste est son costume. Otomi lui a trouvé un moyen de croire qu’elle avait « une raison d’être là » : l’engagement, contre salaire, de prendre soin de la maison du veuf.

De cette confrontation générationnelle, à laquelle s’ajoute la présence d’un Japonais de troisième génération, Brésilien de naissance, Tanada tire l’occasion de suggérer la distinction entre formalisme et tradition, maternité biologique et fonction maternelle, esprit et rituels pris à la lettre. À la question, qu’est-ce donc, être mère ? elle propose une série d’hypothèses, démenties par les actions des personnages ou nuancées par elles.

Deuxième épouse de son père, cette belle-mère, accueillie froidement par la jeune enfant, se trouve annoncer son destin et le rendre même estimable : il y a bien des façons, si l’on est privé du don de fertilité, de participer au don de la vie.

Images et mots peuvent bien relever du cliché : ils peuvent aussi, photos ou palindrome, réveiller notre attention, inviter à un second regard sur ce que l’apparent familier voilait de vivacité.

Les mots des formulaires de demande de divorce, froidement ordonnés, contrastent avec les mots disposés avec fantaisie et les dessins colorés du livre laissé en héritage par Otomi.

Par ce livre, sont livrés les secrets par lesquels elle a su créer des saveurs et des lieux de beauté : recettes de cuisine qui s’achèvent dans la féérie des plats, aussi fantaisistes et étonnants par leur apparence que les pages dessinées, nettoyage de la maison et époussetage qui font découvrir les trésors oubliés et donnent un air d’entrain au corps tiré de sa somnolence, à l’esprit trop anxieux de tourner à vide.

La rédaction sur des panneaux du témoignage de ceux qui ont appris d’Otomi révèle à quel point cette femme sans enfant a materné de gens de tous âges, pour leur affranchissement, non par désir de possession. Présente à ses personnages come Otomi à autrui, Tanada attire l’attention sur l’envers de la monotonie attachée à la répétition : sa capacité de donner occasion à l’imagination d’inventer des formes nouvelles pour signifier le prix accordé à la présence des autres, le présent qu’elle constitue : la créativité apportée à la répétition devient présent en retour.

Pourquoi le titre signifie-t-il littéralement la recette du 49 ième jour ? C’est le dernier où l’esprit des défunts s’attarderait auprès des êtres aimés. Il constitue donc une des fêtes célébrées en hommage aux disparus, une fête spéciale, puisqu’ils seraient encore là, sans avoir éprouvé encore ce qu’est exister en leur nouvel état ( contrairement aux fêtes du premier an de leur décès ou à l’O Bon, mi août, quand ils reviennent pour trois jours ). On dit que, pendant ces quarante-neuf jours, les morts parlent aux vivants. Tanada rappelle combien ceux-ci s’adressent, en tout cas, à ceux-là. Cet échange fait de conversations entre vivants, de souvenirs, de rêves, d’hallucinations ou de visions se double de la création de cette fête, en réponse aux vœux d’une disparue, qui demeure ainsi au milieu de ceux qu’elle a aimés.

Des films japonais de cette sélection, une chose sûre : il est le plus, comment le célébrer avec le plus d’exactitude ? Ah ! oui, le plus savoureux.

 

 

Hako Iri Musuko no Koi de Masahide Ichii

L’Amour aveugle

 

Comment vit-on l’amour quand on est résolu, ou on a cru l’être, de vivre dans sa boîte, enfermé en soi ou dans sa chambre, à jouer des jeux video, quand on est employé maniaque d’ordre et de ponctualité, quittant à l’heure pile sa journée de travail prévue ? Comment résiste-t-on à la protection inspirée par la crainte, l’affection, la fixation des parents sur le handicap de leur enfant ? Que voit-on, en compensation du sens atteint, que ressentent moins ceux qui ne prennent pas la mesure de toutes les dimensions d’un être, faute de trop de moyens peut-être pour les appréhender ?

Comment raconter une histoire que traversent ces questions sans tomber dans le prêche, sans perdre le sens du rythme ? Ichii nous en donne ici une façon.

Lui aussi, à l’ombre de Proust, sait rendre le flux perpétuel qui traverse ces moments où pourtant le temps semble s’ouvrir sur l’éternité immuable, moments inoubliables d’épiphanie. Mobile, la caméra ne donne pas le vertige au spectateur, mobile donc, toujours, sauf par exemple dans un plan de grand ensemble, le temps que le spectateur prenne la mesure de l’effort requis au personnage pour vaincre son handicap, en route pour créer une communication avec celui même qui la lui interdit.

Quand le courant entre les gens ne passe plus, la caméra se pose, mais s’il y a échange, fut-ce dans la confrontation, elle se déplace, assurant ainsi en douce l’expression de la sensibilité du cinéaste à tout ce qui continue à se mouvoir et échappe à la lucidité du personnage.

Mais cette mobilité connote aussi l’opposition entre inclusion et intrusion, pôles entre lesquels Naoko et Kentarô ont à apprendre à faire leur place.

Kentarô élève un batracien. Un gros plan isole dans le champ lèvres et yeux du protégé au même endroit que celui des yeux et des lèvres du héros. De cette analogie surgit l’identification qui reviendra en leitmotiv. Le « monstre », en lequel Kentarô se reconnaît sans doute, finit par nous paraître attachant, même « beau », et ses efforts pour sortir de l’aquarium sont bien parallèles à ceux de son propriétaire : le cinéaste montrera, comme le héros du film d’Ishii à sa bien aimée par rapport à la fleur, ce par quoi l’identification à l’animal ne saurait être plus qu’une analogie. De la sorte, se prépare la scène finale, sans trahir la portée de la scène et l’éclairage ajouté à notre compréhension de la nature de l’amour.

Un gros plan magnifie le formulaire d’un test, non pas éliminatoire, mais tremplin. Jusqu’à la découverte de l’amour, le héros ne voyait même pas l’intérêt d’essayer. De même, un gros plan de verres de contact ( le mot français/anglais est révélateur ) souligne un sens de l’apparence né du consentement à communiquer. Quant à celui qui est brièvement réservé à la lettre adressée à l’aimée, à la forme qu’elle prend, il confirme l’importance que le réalisateur accorde à tout ce qui marque la promesse de rencontre.

Comme pour ce que met en évidence le gros plan d’objets, les mots apparaissent avant tout comme un apport, voire une compensation NÉCESSAIRE de l’aveugle, qui ne peut observer les visages. Ainsi, du fait même de son handicap, elle confirme la vénération des Japonais pour l’attention aux gestes. À défaut de voir, les mots, l’écoute des tonalités deviennent substituts.

Pour ceux qui voient, les mots sont présentés comme ayant cette possibilité de permettre de tenter une dernière fois de modifier les jugements par comparaison des points de vue : en cas d’échec, hélas, les poings…

Naoko est aveugle : combien d’autres personnages cela rend-il aveugles au fait qu’elle sache jouer du piano, écouter, qu’elle soit curieuse, voire aventurière, non tant par souci d’intensité ou de prouesse que par désir de saisir la vie par tous les sens à elle disponibles ?

Le film commence où d’autres finissent : l’amour est un donné, mais comment vit-on avec des handicaps, les plus grands étant également partagés par les gens dits normaux, puisqu’ils se trouveraient dans l’idée que chacun se fait des autres et de soi.

Ichii, lui aussi, a recours à une scène où le héros crie dans un espace assez vaste pour qu’on l’y sente plus perdu que confondu.

Un seul grief, le même que pour les autres films parmi les précédents qui dépassent les deux heures : à moins de dix minutes de la fin, Ichii ne résiste pas à la répétition, cette fois de scènes de violence : la réaction du héros n’est pas différente, nous ne le voyons pas sous un angle vraiment neuf, si ce n’est que nous pouvons, comme dans La voie du diable, Botchan, constater l’endurance du personnage, sa capacité à prendre ou donner des coups.

L’acharnement devant la violence dont sont capables les êtres humains, au-delà de scènes nécessaires par l’éclairage qu’elles apportent sur le tempérament des protagonistes ou les motivations de l’être humain, l’acharnement en particulier à revenir sur les scènes de souffrance, tiennent-ils à une attente des spectateurs japonais ? Aux suites d’un apprentissage pédagogique par la répétition, en vue des examens d’entrée, « l’enfer des examens » ? Au discours présent dans la vie quotidienne, fut-ce sous forme d’encouragement sympathique : gaman suru, tiens bon ? Ces hypothèses, auxquelles je ne saurais apporter réponse, me passent par l’esprit au moment de la fin de l’affrontement ultime, comme dans les équivalentes des films susdits : chose sûre, pour qu’elles s’imposent, c’est que, à ce moment, je décroche.

Dans le cas de L’Amour aveugle, je n’ai eu ce sentiment d’« une scène de trop » qu’à l’occasion de ce dernier affrontement avec le père, non pas l’affrontement en lui-même, mais dans sa conséquence qui rappelle celle d’un geste de sacrifice de soi de Kentarô.

Autrement, le film m’a captivé.

Pourquoi ? À cause de cette prédilection pour la mobilité de la caméra. À cause, ici aussi, de la justesse de ton des comédiens. Ichii pratique avec succès le mélange des genres, avec la mobilité gracieuse qu’il a demandé à son caméraman. Comme Izumi Ohtomi, il réserve la connaissance des amoureux, au sens biblique, au clair-obscur, dans le bleu d’une nuit américaine, mais les retrouvailles auront droit aux teintes chaudes : l’émerveillement des premières fois peut s’achever sur un désenchantement de soi, l’expérience et la confiance retrouvée enlèvent à un acte son aspect répétitif pour rappeler ( à écrire ce commentaire, je songe à l’Otomi de Tanada ) que l’esprit plus que le geste donne la qualité de signes aux êtres.

Y compris aux bols de nouilles, dont chaque passage s’enrichit d’une portée différente, signe que ma distraction n’était pas due à la répétition elle-même.

Le titre français rend justice aux résonances diverses que peut prendre le récit, car la phrase se vérifie dans deux sens : l’amour ne voit rien, l’amour fait qu’on ne voit rien. Le titre japonais, introduit, avec la référence à la boîte, un élément plus concret, s’inscrit donc dans la lignée du conte : ( histoire de ) l’homme qui aimait dans ( de ) sa boîte. Il me semble que cela dit mieux aussi combien l’expression artistique a pour champ, fut-ce en mots par le roman ou la poésie, de donner à voir ou entendre ce qui échappe à la définition, ou, si l’on préfère, ce qui donne le sentiment que plusieurs plans font simultanément sens.

Ce qui, en l’état actuel de nos connaissances et de notre maîtrise, réclame qu’on le mette « entre guillemets ».

 

Deux courts métrages

 

Rhizome de Masahiro Ohsuka

 

Citation de Deleuze et Guattari, blanc sur fond noir, en japonais et en français. Manifestement le dessin animé annonce une intention d’entrer en dialogue avec la philosophie. Ohsuka anime donc, mais comme s’il imaginait le commencement du monde, plus spécifiquement la naissance de la pensée. Points deviennent lignes, lignes figures : rats, tortues, lézard, mais aussi cercle, schéma. Mais aussi constructions humaines, comme la roue. Des cerveaux défilent. Le noir et blanc rend manifeste les rhizomes, suggère prolifération de neurones, mais aussi appel de sens, de direction. Ces cerveaux en lesquels apparaissent des signes, lettres, icônes, ces feuilles où des figures géométriques voisinent textes de commentaires, cette opposition d’énergie animale et d’électricité simulée par les traits mobiles, fils, ces blancs éclairs, cette balance où oscillent sur un fléau l’animalité, sur l’autre un diagramme ( la rationalité pure ) rappellent la constante activité que suppose le jugement, de la perception à l’identification, du décodage à la décision.

Qu’est-ce que le réel ? Où aller ? Pourquoi ?

Surcharge : on se prend d’admiration et de pitié pour ce compagnon aussi inlassablement en mouvement que le cœur, forcé, ce cerveau, de construire des représentations, de les corriger sans cesse, de choisir entre les liens possibles les plus pertinents.

Surcharge : la bande sonore enchaîne les notes frappées, répercute : on admire – et on craint. Et on r4ste sidéré.

Ohsuka, en huit minutes, nous donne à éprouver la fantastique congestion de signes dont le cerveau gère la fluide lecture.

Avez-vous déjà songé à dessiner le processus d’intelligibilité ? En voici une épure.

Avec une touche de couleurs pour ouvrir aux complexités encore impensées.

 

 

 

Umi to Ikiru de Yuichiro Nakano

Vivre avec la mer

 

Film d’étudiant, Vivre avec la mer donne l’image et la parole à un pêcheur qui s’exprime davantage par les gestes, la manipulation d’outils devenus comme ses prothèses, et qui le définissent comme pêcheurs.

Son premier réflexe au moment du tremblement de terre de 2011 a été de se précipiter vers son bateau : il l’a sauvé, est revenu vers sa maison, sauve aussi. Sa femme était morte.

De ce regret de s’être trompé dans ses priorités, il tire la conclusion qu’épargné, il doit désormais s’identifier à son travail. Non pour s’enrichir et ainsi compenser de manière artificielle l’absence : le film n’a pas besoin de mots pour nous le faire comprendre. Il suffit de filmer les villageoises parlant de lui, celui qui donne ses poissons. Mais puisqu’il a survécu, il demeure pêcheur, solitaire et solidaire.

Les traces de ce travail avec la mer et de la mer se lisent sur les rides : de nombreux gros plans du visage, faciès coupé de moitié, mains sculptées par les gestes répétés. Poulies écaillées, filets sont associés à la personnalité de l’homme. Des prises, rares, poissons en appât et pieuvre, achèvent le portrait. Quelques plans de la côte avec ces rochers où naissent des cascades, la neige, vie dure.

La vie dure.

 

En compétition officielle

 

Rikyu ni Tazune de Mitsutoshi Tanaka

Demande à Rikyu

 

Sen no Rikyu et Hideyoshi sont deux personnages historiques qui sont devenus sources d’inspiration pour bien des films. Si le second a donné lieu à plus d’évocations,

alimentées par sa propre légende ( on le surnommait le singe : voir La conférence de Kiyosu ), le second inspire des cinéastes soucieux de faire du divertissement un moyen de méditation, tels Hiroshi Teshigahara et Kei Kumai.

Le premier a choisi ce personnage comme pilier du film qui marqua son retour à la création cinématographique, après une dizaine d’années à superviser l’école d’arrangement floral créé par son père. Cette école se signale par son insistance sur l’esprit plus que la lettre de la tradition, la liberté avec laquelle elle pousse les adeptes à se servir de matériaux inédits. Or Sen no Rikyu n’a jamais prétendu que son esthétique était toute l’esthétique, c’était simplement celle qui pouvait émaner de son expérience. Il a su reconnaître les mérites de son rival Oribe, qui allait renouveler le caractère plus retenu à la Rikyu de la cérémonie du thé en favorisant un environnement plus flamboyant ( à l’image peut-être d’Hideyoshi ). C’est que le style en lui-même n’est pas tout : il entre en dialogue avec les moments précédents et suivants la pause que l’on s’accorde. Quand la simplicité se fait académisme, il faut bien la réveiller par le baroque, et vice-versa : réinventer, se réinventer.

Kei Kumai allait s’appuyer sur le roman de Yasushi Inoue, plus sensible au mystère des motifs qui guidèrent l’ordre de faire hara-kiri adressé par Hideyoshi à Rikyu. Bien que ces deux films ne soient pas ceux par lesquels ces cinéastes me viennent d’abord en esprit, ils sont tous deux occasions de voir, via Rikyu, ce qu’ils pensent de la fonction de l’art.

Quelle sera la portée de ce Rikyu no tazuneyo ? Qu’est-ce que le réalisateur a trouvé au roman dont il s’est inspiré ( Kenichi Yamamoto, Le secret du maître de thé, Mercure de France ) pour qu’à son tour il se prenne d’intérêt à l’évocation de cet homme qui pensa la cérémonie du thé pour en faire la quintessence de la culture nipponne de la caste guerrière, de la haute bourgeoisie et, paradoxalement, de ceux qui cherchent à inscrire en une œuvre les fondements de la pensée bouddhique ?

Dans ce compte-rendu, je m’adresse à ceux et celles pour qui un film est une œuvre qu’on revisite et qui ont vu celui-ci ou lu le roman dont il est adapté : loin de dire toutes les surprises de cette œuvre, en appui à ce que j’affirme j’en révèle néanmoins quelques unes.

Tanaka expose, je crois, sa conception du cinéma en retraçant la trame de cinquante ans de la vie de Rikyu. Il adapte en effet son esthétique à celle du maître de thé.

Il saisit l’esprit de retenue, rusticité, simplicité ( wabi ) aussi bien par le choix des éléments de récits que par l’usage des diverses facettes du langage cinématographique. Ainsi prend-il soin d’utiliser avec parcimonie la voix off de l’épouse, avec parcimonie aussi les fondus réservés à la toute dernière cérémonie, avec parcimonie les travellings comme celui sur le toit où tombe la pluie, leur rendant leur puissance d’animation. Par cette parcimonie, il revivifie notre sens de l’émerveillement, tout comme Rikyu, metteur en scène des actes du quotidien, trouve le moyen de surprendre son hôte en lui proposant l’inattendu le plus étonnant qui puisse être, puisqu’il s’agit d’emprunter à la saison, au moment ou au passé de cet hôte l’élément qu’il introduit comme touche finale.

De même, la répétition de certains motifs a pour fin de faire ressortir des aspects différents d’un geste déjà vu, soit que le second passage éclaire rétrospectivement la portée du premier, soit qu’une attitude « rituelle » se trouve rattachée à une expérience très personnelle. Ainsi, une réplique comme le « thé tue » s’enrichit de résonances nouvelles.

On notera la sensibilité du cinéaste à la durée : le surgissement même du mouvement là où l’on attendait l’immobilité ( oiseaux peints sur une lampe ) ouvre la voie à notre émerveillement et dans ce cas précis annonce le cinéma !

Rikyu vit encore dans la mémoire des Japonais par des objets, des préceptes, un art, tous inscrits dans une pratique quotidienne. Tanaka a réussi à avoir accès à des lieux patrimoniaux, comme le temple Daitoku, à des objets ( poterie raku, boîte de laque ), voire à un comédien porteur d’une tradition de quatre siècles ( mais postérieure à la mort du maître de thé : toutefois, la pratique du kabuki est partie prenante de la formation des acteurs ). Comme le voulait Masaki Kobayashi avec Kwaidan, moins film d’horreur qu’hommage aux sources artistiques indigènes, Tanaka rappelle à ses compatriotes l’importance de l’héritage spirituel qui prend prétexte du « divertissement », du temps d’arrêt qui consiste à boire du thé, à prendre la mesure de la beauté susceptible d’apparaître en tout ce qui est, puisque cela pourrait en un instant ne pas être. Boire du thé, dis-je, ou voir un film.

Le cinéaste n’était pas tenu de parler de Rikyu à la manière de ce maître de thé, il aurait pu adopter un point de vue critique ou une approche inspirée de celle d’Oribe. Il aurait pu, avec ces lieux, ces objets authentiques, la qualité de sa distribution offrir un spectacle flamboyant.

Wabi encore par le refus de l’esbrouffe, par l’attention prise à respecter la part d’ombre et d’obscurité des intérieurs, à réserver en quelques occasions des plans assez longs pour qu’une scène ait le temps de s’inscrire en son léger mouvement dans notre mémoire. Il tamise le reflet des ors, la luisance des soieries, il saisit au vol la simplification des dessins qui servent d’enseigne sur les tissus suspendus à l’avant des toits.

Sans doute glisse-t-il sur le snobisme qui peut naître de cette esthétique de la simplicité. Mais on peut déduire aisément la perversion du sens de l’enseignement de Rikyu, quand on l’entend dire qu’il décide de la beauté des choses, que par son jugement une pièce prendra de la valeur. Or cela est contraire à l’esprit de sa pratique : il saurait se servir d’une cuillère sculptée par un artisan anonyme, il ne cherche pas à épater par la notoriété de l’objet, mais bien par la qualité de sa facture et l’à propos de son utilisation, ce jour-là, avec cet hôte-là. Et qu’un objet puisse valoir monétairement plus qu’une femme, il le constate, mais lorsque son maître manifeste un malaise face à un arrangement, Rikyu corrige le défaut par un geste qui rappelle non seulement la fragilité de toutes choses, mais qu’il n’y a beauté que dans la conscience de l’inachevé, du mouvement à l’œuvre toujours.

M’avait fait sourire la présentation en français du réalisateur et du producteur : ils avaient pris la peine de s’adresser brièvement aux Montréalais en notre langue. D’autres l’ont fait. Mais lorsque je suis sorti du film et suis allé à la conférence de presse, j’ai entendu à nouveau quelques mots en ma langue, et en celle-ci la comédienne très bien développer sa pensée. Ce faisant, m’a-t-il semblé, d’où cette fois mon émotion, cette équipe apportait à son travail l’attention à l’invité qui était celle de Rikyu. Ce dernier n’a–t-il pas fait l’effort d’apprendre le coréen pour redonner confiance à une captive ?

Que doit le film au livre ? Qu’est-ce qui relève de la fiction ? Imaginer le personnage de la coréenne aimée, m’a confirmé l’auteur, est bien de son imagination, car il est persuadé que Rikyu loin d’être le sage zen de la légende était un être passionné, mu par des forces puissantes. J’ai hâte de lire le roman, mais, tel qu’il est, le film contribue à rappeler la dimension philosophique de Rikyu.

Soupçonné par certains de se prendre pour le centre de l’univers, capable à quelques reprises de reprendre le dictateur Hideyoshi, de lui faire la leçon sur son avidité, aussi bien que de ranimer un attachement profond à son enfance paysanne, Rikyu revoit les situations qui ont pu susciter hostilité à son égard ou être moment d’épiphanie.

Le film pose les questions soulevées en début de cet article. Mais aussi bien, même en prenant en compte l’idéal du bushido et l’idéalisation du seppuku, je ne puis m’empêcher de penser que Rikyu reçoit cet ordre, à 69 ans, moins comme un ordre issu d’un dictateur que comme un homme de cet âge apprend qu’il est atteint d’un cancer foudroyant : l’occasion ne lui serait-elle pas donnée de vérifier si son enseignement est juste, s’il est bien capable d’accueillir le présent sans se faire envahir par l’imagination de ce qui peut advenir ? Puisqu’il sera aux commandes de sa mort, ne pourra-t-il pas s’appliquer, être lucide et en contrôle plus que qui meurt d’un accident ?

Rikyu recevant l’ordre de se tuer n’est pas sans évoquer la figure de Socrate- et le texte de Platon.

Mais ce que le film suggèreoffre d’autres dimensions. En effet, l’ordre narratif choisi, du présent au passé lointain en remontant vers le présent, semble annoncer une avancée irréversible vers la résolution de mourir. En réalité, il nous manque une donnée, c’est dans la jeunesse de Rikyu que le romancier et le cinéaste décident de nous entraîner, et là, je dérive encore, malgré moi, ou trop à cause de moi peut-être, je dérive à voir le comportement de Rikyu vers d’autres motifs expliquant son austérité, et cette élimination graduelle de tout, y compris un objet qui, comme les poupées russes, n’en finit plus de révéler des arrière-plans à l’esthétique du maître.

Entre désir de mort et injonction d’abord incomprise de vivre, injonction issue de l’être même qu’il aura le plus aimé, ne pourrait-on penser que la recherche de la rusticité, de la simplicité, outre une remontée vers un moment d’épiphanie pour le héros, relève d’une lutte contre la tentation de la mort ? La femme aimée n’aurait–elle pas obligé l’amant à en reconnaître la présence en lui, et tout cet art, ne serait-ce pas une façon de transcender notre horreur d’être des survivants, de consentir à la vérité que toute peine étant, nous respirons toujours ? Ne devrions-nous en rendre grâces ?

Que le héros ait été un libertin et que cette attraction de la mort soit contemporaine de sa débauche, cela étonnera-t-il le lecteur occidental de Chateaubriand, en sa Vie de Rancé ?

Avec le printemps, les orages. La conscience de l’imminence de mort donnerait un coup de fouet à ceux dont le sentiment du merveilleux d’être était endormi, restituerait son éminence à la vie. Jeu aux conséquences ambivalentes. Remarquons la pudicité de Tanaka, plus grande encore dans la non-présentation des rapports érotiques, réduits à un baiser, que dans celle de la mort ( hors champ elle se donne, mais au plan suivant le sang coulé souligne l’inéluctable ). Qu’exprime-t-elle quant à la fascination de cette imminence de la mort, de cette disparition toujours possible, en sorte que jubilation et liesse ne peuvent être que temporaires ?

Tanaka renverse les propos généraux et préceptes de sagesse en prolongement d’une expérience dont la cérémonie du thé, messe, est la commémoration aussi bien que la quête, comme si, en chaque trouvaille pour autrui, Rikyu retrouvait ce moment d’épiphanie, ces heures de fuite avec l’aimée : cabane, bol, brûleur d’encens, eau qui bout, on les dit objets ou bruits du quotidien. Mais, à la suite de Rikyu, Tanaka, par son film, rappelle qu’il faut partir du cœur de l’expérience propre à chacun.

À voir la manière dont le maître de thé déplie une serviette, je revois ma mère faire, avec application vive et précision un sandwich au jambon, pour qu’il soit et bon et beau.

À goûter le thé mousseux, d’un vert si caractéristique, à sentir aux lèvres le velouté du liquide tout juste fouetté, me revoici à Kyôto, chez la sœur d’une amie, dans la pièce aménagée en salle de thé: je ne me souviens ni de la couleur de la poterie, ni des propos échangés, mais du mouvement de faire pivoter le bol, de me plaire à la couleur du thé, de boire.

Le moment ressurgit, avec ses zones d’ombre, comme s’il était resté tout le temps là, disponible au détour d’une pause.

 

Claude R. Blouin

 

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