Un film de Yukiko Mishima au FFM 2017

 

par Claude R. Blouin

 

 

Osanago Warera ni Umare Dear Étranger Yukiko Mishima

 

Un enfant bien de nous pourrait être la traduction du titre qui met l’accent, en japonais, sur le bouleversement apporté par l’enfant. Le titre pour l’exportation, mêlant anglais et français, suggère plutôt joliment un autre thème : celui des rapports entre enfants rendus proches suite à l’amour de parents en union recomposée. L’œuvre est présentée en compétition officielle au 41ième Festival des films du monde de Montréal 2017.

La réalisatrice, en plus de documentaires, est déjà auteure de Shojo (2016)Tsukuroi tatsu hito (2015), Budō no namida (2014, présenté au FFM, commenté la même année dans shomingeki) et Shiawase no pan (2012).

Avec Budô no Namida (A Drop of Grapevine), de la dentelle au montage, une manière de regarder en face le difficile sans fermer les yeux à la beauté possible, Mishima s’attaquait, écrivions-nous, « au plus difficile des thèmes: le bonheur, à la fois comme état de joie et comme réussite. Difficile, car le spectateur ne peut guère douter du succès ultime (des protagonistes). (…) Dès l'ouverture, du sombre au lumineux, la cinéaste exprime aussi bien sa sensibilité aux émotions qu'à la richesse expressive du cinéma. Pour que nous soyons attachés au bonheur des personnages, celui-ci doit être crédible, i.e. inclure l'expérience de la douleur, en être ou la contrepartie ou la sublimation. » Je manifestais d’un côté mon irritation à l’usage répété de répétitions, mais d’un autre saluait l’art de la cinéaste de malgré tout nous surprendre.

Vais-je retrouver ces traits, ou ce Dear Étranger, qui s’annonce aussi comme une méditation sur les conditions du bonheur avec autrui, me frappera-t-il davantage par ce qu’il aura de neuf?

 

Le film s’ouvre sur des images de bonheur : pastels du terrain de jeux, enfant rieur. Le dialogue introduit la fêlure dans cette représentation idyllique. Le spectateur est amené ainsi à découvrir une Saori, née d’un premier mariage et qui demeure avec sa mère. Son père, Tanaka, ne peut la rencontrer que quatre fois par année. Me voici rappeler au fait qu’en cas de divorce, au japon, si l’enfant est tout jeune, le père biologique peut fort bien prendre le titre d’ « ami de la famille ». On estime moins cruelle alors la cassure. Ce père sera effectivement un étranger à la famille comme telle.

Tanaka s’est remarié avec Nanaé déjà mère de deux filles. Quand le récit commence, il apprend que son épouse est enceinte. Mishima, à partir de ce portrait des émotions mises en jeu en ces familles recomposées, peint aussi une fresque de la condition humaine telle que vécue dans une société où la notion de pureté raciale et de solidarité jusqu’au conformisme constituent un ciment dont la cinéaste nous laisse entendre qu’il craque. Si les hommes paraissent plus dociles aux rôles imposés, certaines femmes ruent dans les brancards.

Par ailleurs, le phénomène de l’adoption a une longue histoire, aucunement associée à la seule modernité. Les familles identifiées à un commerce, un artisanat ou un art comme le nô ou le kabuki (on voit en passant l’importance du travail comme source de reconnaissance et d’identité) avaient coutume, pour pallier à l’inexistence d’un héritier mâle, d’adopter un fils cadet d’une autre famille. Plus, on pouvait prendre un gendre comme fils. Si l’on n’a pas ici ce cas de figure, l’incidence du travail sur la vie de famille, la question de la priorité à accorder à l’un ou à l’autre deviennent des éléments récurrents du film. Mishima me fait également prendre conscience qu’en familles recomposées, l’adoption est bien en cause, à ceci près que les enfants ont autant à adopter le nouveau parent que celui-ci eux!

Ici les retours en arrière ne sont jamais explications données à autrui de ce qui dans le passé a pu se produire pour expliquer le geste ou le comportement ou les appréhensions de celui qui se souvient. La cinéaste ne s’y livre pas à un jeu d’échec avec le spectateur, comme dans son Budo no Namida, où elle réussissait à surprendre après avoir donné un sentiment de prévisibilité. Cela rendait à l’action de la mémoire un air de dentelles. Ici, à trois reprises, il s’agit plutôt de montrer un protagoniste en passe de faire face au présent, armé de ce souvenir qu’il partage avec nous. Nous participons donc de la solitude du personnage et de sa résolution à se confronter à la réalité de ses émotions.

C’est que la vie de famille n’exclut nullement les silences. Faut-il parler? Se taire ? Et la violence des propos est-elle bien toujours signe de sincérité? En famille se joue donc le sort de notre identité, de la reconnaissance de notre dépendance, de l’affirmation de notre autonomie. Mishima, par le biais de la première épouse de Tanaka, suggère de distinguer l’intérêt pour le pourquoi de nos actes de celui qui nous rend aptes à prendre en compte la manière dont les êtres, nos proches en particulier, se sentent. Il ne serait pas suffisant d’invoquer la fidélité à un rôle, voire l’amour : encore faudrait-il s’assurer de la manière dont le destinataire de notre affection reçoit notre geste.

L’intervention d’adolescentes devient l’occasion de cette naissance du père à un autre état d’esprit. Le bébé donne naissance autant qu’on la lui donne! Et les adolescents transforment les parents autant qu’ils évoluent eux-mêmes. Douceur et violence participent, selon les tempéraments, de ce processus.

Cette attention à l’humeur de la personne, à ce qui se meut sous les dehors du familier, Mishima nous y invite en opposant le jeu des émotions aux circuits prescrits des rails, escaliers interminables, corridors, et même allées où un robot prescrit un parcours ! Métro, voiture, manège : chacun est enserré en un itinéraire rationnel à l’intérieur duquel il se doit de trouver comment être franc vis-à-vis de lui-même et d’autrui, comment ne pas se laisser réduire à n’être qu’un pion, un élément fonctionnel sans affects.

Le beau dessin peut être déchiré, la cruauté s’exercer sur ceux qui ne sont point causes de notre malaise. Aux couleurs dorées qu’on veut amoureusement donner à notre intérieur répond le bleu sombre de la nuit : on le parsème d’or aussi… Du courriel que l’on voit s’inscrire sous nos yeux, caractère par caractère, à une peluche, les seuls quatre objets à occuper toute la surface de l’écran sont tous moins réductibles à leur seule apparence que suggestifs d’une intention qui déborderait tout tentative d’expression exhaustive. Un désir de communiquer qui va au-delà de ce qui arrive à se dire.

De l’attachement au père batteur aux allers et retours quant à la joie ou à l’inquiétude qui vient avec un nouvel enfant, Mishima serre d’au plus près, par ces personnages joués avec une telle justesse, en particulier ses adolescentes, les démons de la société japonaise. Le gaijin, l’étranger, est ici non seulement celui qui vient s’ajouter du fait de l’amour des parents à des enfants qui ne l’ont pas choisi, mais aussi celui qu’on se voit devenir, soi, semblable à un autre dont on se croyait différent.

Chers nous sont nos proches, mais étrangers!

Avec une grande sensibilité, Mishima fait de l’adaptation du roman de Kiyoshi Shigematsu une exploration dense de l’imaginaire des adolescentes et des petites filles placées devant cette réalité de se trouver en présence d’un père auquel elles ont dû s’habituer et loin de celui dont elles sont issues. Comment se situeront-elles face à ce désir exprimé par Tanaka et Nanaé, d’Un enfant bien issus de tous les deux? Finement Mishima explore la manière dont les sœurs se situent les unes par rapport aux autres, cherchent en quoi l’arrivée d’un frère ne serait pas trace d’un manque en elles. En quoi, bien que non biologiquement née du conjoint de leur mère, elles ne sont pas, ni cet homme, tout à fait des étrangers, mais des êtres aimés, chers, à part entière.

Quant au père, joué par Asano Tadanobu, il passe par tous les états : s’il affirme le prix de la vie de famille et de la présence du père, il n’en connaît pas moins une ascèse, une descente dans les enfers de ce que l’on souhaiterait ne pas être à une remontée vers la juste distance où l’amour réclame que l’on sache se tenir. Mishima échappe aux pièges du sirupeux et de l’optimisme béat parce qu’elle sait relever les conséquences imprévues de la meilleure volonté!

 

Fins du festival

 

Le FFM m’aura donc permis de voir une autre production d’une réalisatrice japonaise, comme il l’a fait presque sans discontinuer depuis 2000. C’est autour de cette date, en effet, que les Japonaises, en plus grand nombre, se sont mises non plus seulement au documentaire, où plusieurs rayonnaient, mais à la fiction. Après des décennies à être la seule cinéaste de son pays à avoir créé six fictions, Kinuyo Tanaka se voit rattrapée. Pratiquement chaque année, le FFM a fait aux femmes une place, souvent en compétition : Mipo o s’y est illustrée.

Je n’aurai croisé en quatre jours qu’un seul des habitués japonais des années antérieures, une minute à peine, toujours grâce à la projection de Dear Étranger. La salle était au trois quarts pleine, plus proche de ce que fut la fréquentation naguère, et des figures de nippophiles se montrèrent. Les cinéphiles qui défendent le FFM sous-estiment souvent l’importance pour les critiques de ces rencontres avec public d’ici, journalistes d’ailleurs : cela permet de mettre au point ses informations et de recevoir de la part des distributeurs et réalisateurs les nouvelles sur l’actualité des conditions de tournage ou de réception des œuvres japonaises au Japon même. L’absence d’un lieu de rencontres devient symptôme supplémentaire, avec la rareté du public jeune, de l’amoindrissement du rayonnement d’un festival.

Mais tel qu’il était, même si je n’y ai vu que deux films japonais et quatre de diverses origines, il me fait me demander si la dimension festive de ce type d’événement ne se réduit pas à la création d’un sentiment de reconnaissance et d’effervescence où des fidèles se réchauffent à l’idée qu’ils participent d’un certain état d’esprit, d’une certaine attente.

Si un festival de films répondait vraiment à une vocation d’exploration et d’ouverture, on aurait salué le film chinois To Kill a Watermelon, fable qui illustre comment glisser entre les lignes ce qui pourrait contredire les directives officielles. Le film français Les éléphants perdus aurait peut-être mérité quelques lignes sur le jeu entre cadre islandais et équipée de quatre personnages en lutte avec eux-mêmes. Des amours, désamour, film très parisien, flirtant avec la comédie de boulevard et des échos lointains de l’esprit de Guitry aurait fait sourire.

Mais je ne puis croire qu’un distributeur d’ici, alerté par la presse ou sa propre curiosité, aurait laissé filer ce Résine, film italien qui aurait pu être tourné à Ste-Émélie ou St-Zénon. Cette chorale formée d’hommes exclusivement, partageant une langue qui ne serait plus en usage qu’auprès de cent locuteurs, comme elle rejoindrait tous ces Québécois engagés dans une chorale, pour se recomposer intérieurement une unité et pour puiser dans la quête d’harmonie du groupe de quoi fonder la leur, intime. Et quels paysages où la brume en suspension semble retenir les mots d’un peuple de montagnards, taiseux d’avoir un trop plein de ressenti.

Et comment ne pas reconnaître en ce Quirino, inspirateur de cette chorale à laquelle une femme va donner des ailes, le double en lequel on peut imaginer un directeur de festival aimer se représenter?

Dans mon précédent article, j’évoquais la difficulté de savoir, vieux, trouver sa place sans étouffer sa propre création. En fin de festival, moi qui n’ai plus autant d’empressement à ne rien manquer, même à tout voir de ce qui concerne le Japon, je suis content d’avoir pu découvrir Noise et Dear Étranger et d’avoir terminé mon séjour par Résine.

Y a-t-il trop de festivals? Pas assez d’esprit d’aventure? Trop de films? Pas assez de spectateurs? Trop de critiques pour qu’on sache qui lire? Mais il est bien utile, sans préjuger desquels devraient survivre et lesquels disparaître qu’il y ait des moments où voir en rafales des œuvres de cultures différentes, et, parmi celles de la nôtre, celles qui n’ont point eu encore de visibilité.

Un festival demeure une manière civile de dire « Dear Étranger, nous sommes prêts à t’écouter ».

 

 

 







 

 

Kommentare: 0