FNC 2014 : Un Japon hanté

De Claude R. Blouin

 

Le festival du nouveau cinéma de Montréal a permis de voir six films japonais. Ils ont en commun d’explorer ces zones où l’irrationnel oppose son opacité à la rationalité, quand il ne la déborde pas par une manière fulgurante ou insidieuse d’éclairer notre parcours sans rendre pour autant intelligibles les motifs de sa justesse.

Je rendrai compte de ces oeuvres, en commençant par celle qui m’a mené au delà des mots, promené dans la diversité de mes humeurs et porté par un rythme où se fondaient le pire et le meilleur de l’être humain. La seconde participe de ce duo de récits qui rejoignent mes attentes, mais sans doute a-t-il bénéficié de mon préjugé défavorable à l’endroit du gore, moins impliqué que je ne le redoutais, et de mon préjugé favorable envers le kabuki, ici magnifiquement revisité.

Les troisième et quatrième œuvres m’ont rendu plutôt content, l’une aidée par la relecture du roman qui l’a inspiré et l’occasion ainsi donnée de penser la différence entre cinéma et littérature, l’autre parce qu’elle me permettait de suivre l’évolution d’une cinéaste toujours accueillie par ce festival et qui jongle avec cette représentation du Japon, tel qu’on aime l’imaginer.

Les deux dernières, en dépit de la maîtrise formelle des cinéastes, m’ont laissé sur ma faim, pour des raisons assez proches : elles ont sans doute le mérite d’attirer l’attention sur la face qu’on préférerait cachée du Japon, mais avec une telle réduction au brut que je me suis demandé si s’y fondre, au moins de manière fantasmée, ne représentait pas un désir profond de leurs auteurs, une source d’apaisement par overdose en somme. Remède plus susceptible de provoquer mon scepticisme. Mais précisément en ce qu’ils m’irritent ces films me poussent à mieux cerner ce qui provoque ma résistance.

Et de là, ce qui me fera dire de films de thèmes et d’éclairages divers, comme les deux premiers, quels films !

 

Kaguyahime no monogatari (Histoire de la princesse Kaguya)

 

Tale of Princess Kaguya d’Isao Takahata retient l’essentiel à propos de l’essentiel.

Un cinéaste de 78 ans fait d’un conte associé à une période d’il y a dix siècles un hommage à la beauté - et à la capacité humaine d’y participer par sa création. S’y joignent une critique de l’organisation sociale avec ses exclusions et ses inégalités et une invitation à maintenir vivace notre sens du merveilleux. Le réalisateur y parvient en inventant une manière toujours stimulante de dire ce que chacun de nous sait, sans y prendre garde.

Éloge de la beauté et, chez les hommes, de ses artisans. Ainsi du trait même qui dessine le contour des personnages, trait calligraphié, avec ses lisses et ses diffus et ses arrêts, comme des soupirs dans la continuité de la ligne. Clin d’oeil au hanga et au sumie-e, ces peintures où le souffle commande le geste. Art bouddhiste consacré à Bouddha Nyôrai et aux « anges » (upsara), art shintoïste dans le costume de la princesse lors de son ascension finale. Mais aussi arts profanes : rouleaux peints, danse de cour, chant de folklore, koto, architecture de maison et de jardin. Mais aussi artisanat, tissage, construction, agriculture. Tout geste posé avec attention, et non seulement ce qui en sort, devient beau. À condition d’être cultivé, comme celle de la jeune fille du conte du bambou, par une enfance de jeu, par l’expérience de la variété des émotions dont l’être humain est capable : ensuite seulement intervient la discipline, féconde seulement si elle harnache un désir vivace, mortelle si elle le présume et en tue ainsi toute éclosion.

Clairement Takahata affiche la priorité de la contemplation et de l’action participative des hommes à la beauté du monde sur l’exercice du pouvoir. Jusque dans un conte où fleurissent les raffinements de la cour impériale, il prend parti pour l’obéissance au sens appris de l’écoute et de l’expérience de la vie plutôt qu’aux ordres reçus des supérieurs, s’ils contredisent ce que dicte la conscience de chacun. L’empereur même est assujetti comme les autres aux lois du devenir, et son pouvoir s’arrête à celui qu’ont ses sujets de ne point se mentir à eux-mêmes sur ce qu’ils ont compris du sens de l’existence. Une telle affirmation, au Japon, n’est pas accueillie par tout le monde.

Ainsi cette même tradition revendiquée par certains en appui de la pureté ou de l’essence nipponne devient un moyen de rappeler la nécessité de la vigilance et la variété des lectures possibles d’une même tradition. L’intérêt de celle-ci est précisément de rendre possible un dialogue entre les générations, d’autoriser la critique.

Des cinq prétendants à la main de la princesse, il est remarquable de constater que c’est précisément celui qui lit dans les désirs de la jeune fille qui choque le plus. Car il manipule les gens à partir de ce qu’il pressent être leur besoin profond, besoin auquel il se montre lui-même insensible. Au faux des œuvres s’oppose, en pis, le faux en compassion.

Par ailleurs, la variété des formes de beauté semble à mettre au compte de celle de la nature en ses diverses manifestations : inserts d’oiseaux, de fleurs, qui reviennent, floraison des cerisiers, de ce cerisier immense, retour des saisons, chacune avec sa singulière apparence, comme si à profusion la nature se sentait tenue de se confondre avec la profusion !

S’il y aura de cela dans le film de Shinya Tsukamoto, ici les interventions ponctuelles d’une voix off, les propos des personnages rappellent ce qui semble l’évidence, mais en renouvelle la saveur par les rebondissements dans l’action.

Mieux que cela, Takahata passe du merveilleux entendu comme synonyme de féérique au merveilleux du fait d’être, et d’être cet être là, unique, et nul autre, et donc susceptible de nous attacher.

Mais ce sera pour rappeler l’inévitabilité des départs.

Et rebondir encore.

Ainsi l’apparition miraculeuse dans un tronc de bambou d’une princesse est-elle relayée par l’étonnement ravi des parents adoptifs devant ce qui étonne tout parent : première tétée, premiers pas, premiers apprentissages par imitation, premières menstruations. Toutes actions à célébrer : qui perd le sens de la fête, son travail perd son âme…

Merveilleux encore de cette jeune fille dont la première apparence, le passé par conséquent, préfigure ce qu’elle doit devenir, le futur. Et, dans cette métamorphose des temps s’exprime le devenir perpétuel.

Sans doute est-ce féérique de voir un bambou donner une petite fille, un autre de l’or, un autre une pluie de vêtements précieux. Mais ne devrait-on pas trouver aussi merveilleux que l’on arrive à tirer du travail de la terre des légumes ? Et si un souffle de la conscience de l’interdépendance des hommes avec la nature passe jusque dans les traits calligraphiés du dessin, s’y adjoint un sens aigu du besoin des hommes en énergie. Mais aussi des conséquences qu’il faudrait savoir en dégager. Comme de laisser reposer la terre, et donc de consentir à partir, quitte à revenir quand elle se sera refaite une fécondité.

Ainsi donc le cadre ancien ne fait-il qu’autoriser une image plus stylisée de notre présent et de ses enjeux. Féminisme, effet de la concentration des richesses, exclusion des pauvres forcés au vol, emprisonnement des riches dans le souci de l’apparat, perte du sens du poids des mots, détournement des attentes qu’on saisit en autrui en moyen de manipulation : la tradition devient arme critique et occasion d’interpréter le cours des événements

Comment être vrai ? Qu’est-ce qu’un faux ? Peut-on se garder de confondre la représentation et le réel, et de se prendre pour important quand on joue dans le ballet des jeux de force ?

Et à quelle question se voit confronté quiconque sait son temps compté, sinon à prendre la mesure de ce qui a compté pour lui et celle de sa fidélité à ce qui vaut vraiment ?

Beaucoup de questions résonnent, mais portées par des expressions de visage, des mouvements de course ou de pleurs ou de tendresse. La fonction du mythe et du conte n’est-elle pas de dire comment se mêlent à nos savoirs nos zones d’ignorance et à nous faire assister au miracle de la création renouvelée ?

Si féérique est la maturation de la princesse, merveilleuse aussi l’amitié avec les jeunes villageois, merveilleux ces jeux et occupations, même l’étude, à condition qu’elle ne soit pas subie, qu’elle réponde, elle aussi, au besoin profond de découvrir, d’aller vers autre que soi.

Et si les parents peuvent se tromper dans leur désir du mieux pour leur enfant, sauve de tout la sincérité de leur affection et le fait d’avoir accompli leur possible.

Sauve de tout ? Pas tout à fait. Car c’est un des grands mérites du conteur que de savoir nous mener insensiblement à faire face à l’inévitable, au fait que de l’inconnu se cache dans ce qu’on croit avoir maîtrisé.

Lumineuse (kaguya) princesse pour un hommage à l’animation de la création (autant à notre monde qu’à l’acte ainsi désigné). Adieu à son métier, puisque le cinéaste a annoncé sa retraite.

Vieillard lui-même, artiste, mais d’abord sensible au miracle du devenir, Takahata s’appuie sur l’héritage d’un siècle, tel qu’il se l’approprie, pour donner à entendre à tout un chacun, de quelque culture qu’il soit, le rythme de l’humaine condition. Et cela précisément ne serait possible qu’à condition de savoir être attentif à cela qui est sous nos yeux et participe de la vie.

 

Kuime (La dévoreuse )

 

La dévoreuse. Dévorée à sa manière. « Portrait du cheminement de la passion », tel pourrait-on décrire le film de Takashi Miiké.

Over your dead body (titre d’exportation) propose aux Japonais une variation à partir d’une pièce qui leur est aussi connue que Cyrano pour les francophones. Ce qui varie dans cette histoire de femme jalouse qui revient hanter le mari infidèle, c’est d’abord que la pièce de kabuki devient ici une adaptation jouée par une troupe mixte. Nous assistons à des répétitions.

Autre variation : la notion même de répétitions. Takashi Miike ne fait guère intervenir le metteur en scène que pour signaler la fin d’une répétition, et une régisseuse pour rappeler au responsable du son qu’il doit l’atténuer. Mais si nous voyons peu les assistants et les comédiens en attente, ce peu devient d’autant plus évocateur. Il nous rappelle qu’entre le texte de la pièce et la situation personnelle des comédiens des liens se créent.

Miyuki, vedette féminine, aime Kosuke, l’acteur principal. Qui poursuit de ses avances la comédienne incarnant précisément le rôle de la femme qui se substitue à l’épouse dans la pièce !

L’art de Miike consiste à ne jamais filmer les répétitions comme du théâtre qu’il s’agirait de préserver pour la postérité ou à fin de références. Il encercle les comédiens/personnages de travellings lents, les fait jouer de gestes ou déplacements de regards lents, achève une scène sur un fondu doucement s’estompant. Et filme de même les scènes qui relèvent censément de la vie courante des comédiens : chez l’actrice ou dans l’auto qui verra le dénouement pour l’acteur. De la sorte se fondent l’un dans l’autre texte de la pièce et propos de vie de tous les jours. Ainsi se trouve préparé l’amalgame entre perceptions et hallucinations. L’absence même des comédiens de la salle où nous les voyons distingue fortement théâtre et cinéma, et favorise ce dernier, dès lors qu’il s’agit de donner corps à cette idée : la vie est un rêve… ou un cauchemar ! Ce qui est joué, ce qui est rêvé, ce dont on se souvient, ce qui est censément réellement vécu : tout est image.

Quelques secondes au début nous livrent un couple dont on distingue mal l’identité, tandis que des sons se font entendre, qui pourraient aussi bien désigner un effort de meurtre que d’amour. Il se trouve que le même rapport de couple sera repris plus tard dans un même éclairage, en mêmes teintes, avec encore ces souffles graves. De la sorte, une fraction de seconde, le spectateur se sent consterné : s’agit-il d’un flashback de l’héroïne ou d’une aspiration ou de télépathie ? Quoi qu’il en soit, tout ne tient bien qu’à un souffle.

La ténuité des frontières entre réel et rêvé, souvenir et anticipation, est soulignée par le choix des couleurs, intimement liées au contenu du récit. Ce doré qui ressort du fond noir, il suggère certes richesse, et donc pouvoir, mais aussi bien annonce l’or qui repose au fond de la coupe offerte au héros pour le tirer de la misère en lui offrant un mariage avec une riche héritière. Le rouge du poisson apparu au générique, il ne revient pas qu’avec lui : il est aussi éros et sang de mort. Mais surtout le dialogue en blanc et noir, le vide et le plein des formes sur l’écran, se rattachent au récit par cette référence au blason du clan qui invite le héros à sortir de sa misère pour améliorer sa qualité de vie. En effet, yin et yang ont ces couleurs comme expression, l’une engendrant l’autre, en un mouvement perpétuel.

Simultanément se réfléchit la continuité entre tradition des arts d’Édo, avec le géométrisme, et design moderne, dont le dépouillement devient expression équivoque : richesse ou vacuité de sens ? Que ce soit le décor dont on s’entoure ou celui du piège que l’on tend, chacun se fait scénographe de son quotidien : qu’advient-il quand il perd sens du rôle qu’il est train de jouer et se prend pour le personnage ?

Ces lenteurs, ces surfaces noires dont on ne sait ce qui peut en jaillir, ces plongées accentuées, et ces touches sonores, voilà pour nous permettre de caler un peu plus profondément au fur et à mesure de l’évolution du récit, jusqu’à appréhender le jeu des courants qui nous animent.

Répétitions donc, non seulement d’actes à refaire jusqu’à la perfection du geste, mais aussi comme traces d’un enfermement de l’esprit dans l’obsession, signes d’une progression fatale vers une forme quelconque de destruction : assassine ou suicidaire.

L’acteur apparaît aussi prisonnier possible de son rôle que le samouraï l’était du sien. Et le chômage et la précarité des jeunes japonais se voient invoqués : du chômage ne pourrait-on glisser à une érosion morale ? À quoi, au juste, attribue-t-on du prix ? Intimité ? Confort ? Ambition ? Sous des dehors différents, il y a pérennité des interrogations, et le jeu des formes à l’intérieur des formes, la reprise du théâtre inspiré d’un fait divers par le cinéma, la scénographie du kabuki renouvelée par le théâtre moderne, et celle-ci par le cinéma, tout cela contribue à épurer de ce qui nous obscurcit le regard le paysage des mouvements de l’esprit.

 

 

Nobi (Les feux dans la plaine)

 

Adapté du roman de Shohei Ooka publié en 1957, déjà porté à l’écran par Kon Ichikawa en 1959, que va donc retenir Les feux dans la plaine de Shinya Tsukamoto ? Du roman, je gardais en mémoire l’idée d’errance, celle aussi d’égarement. Du film d’Ichikawa, qui mêlait ses images à son autre œuvre de 1956 consacrée à la guerre, La harpe de Birmanie, me revenaient des images de soldat passant entre les bambous, des gémissements, comme si les personnages avaient charge de dire le fond de notre misère.

Le romancier avait participé à la guerre aux Philippines, y avait été fait prisonnier et témoignait donc de première main. Le réalisateur avait connu la guerre et le point de vue des Japonais restés à Tokyo, qui sont passés des victoires exaltantes et nombreuses aux défaites d’abord camouflées, aux bombardements terrifiants. Chacun avait vécu les difficultés de l’après-guerre, avec les rations comptées, l’emploi précaire, puis la reconstruction du Japon, son affranchissement de l’occupation américaine.

Shinya Tsukamoto est né en 1960, dans un Japon emporté dans un mouvement de croissance, d’amélioration de la condition de vie matérielle, et, de là, psychologique. Mais, avec les années 1990, il a vécu l’essoufflement de l’économie. Aujourd’hui, la Chine vient tout juste de dépasser les Etats-Unis, et l’Inde le Japon, devenu quatrième puissance économique en 2014.

Qui plus est, les témoins de la guerre disparaissent. Depuis des décennies, le sort de l’article de la Constitution japonaise qui interdit l’existence d’une armée, est discuté, et, cette année, plus que jamais, l’amendement pointe à l’horizon. Entre ceux qui ne voient pas pourquoi le Japon serait le seul état à s’interdire ce que tous les pays, y compris ses troublants voisins, s’accordent, et ceux qui affirment qu’il en faut un pour faire la preuve que la retenue en ce domaine n’interdit pas l’épanouissement et la sécurité, le débat se polarise : il occupe régulièrement la une des journaux, nourri par les ambitions territoriales de la Chine ou par la réaction de celle-ci ou de la Corée du sud aux visites que le premier ministre Abe fait au sanctuaire Yasukuni. Ce dernier occupe le statut ambigu de lieu de repos de tous les soldats japonais morts à la guerre, mais aussi de point de convergence de ceux qui saluent les vertus martiales.

Cet arrière-plan a-t-il joué pour déterminer ce que Tsukamoto conserve du roman, ce qu’il met en évidence ? De la diversité de points de vue des Japonais sur l’opportunité de cet article de la Constitution, quelle position lui paraît la plus juste ?

Pourquoi adapter, maintenant, ce roman ?

Tetsuo, Haze et surtout Kotoko, déjà présentés à Montréal, attestaient d’un sens de la ténuité des frontières entre lucidité et folie, hallucinations et perceptions. Et certes le roman d’Ooka se prête à une méditation sur ces thèmes. Mais il contient beaucoup de ce qui appelle la voix off et fait intervenir perceptions du lieu ou des gens avec souvenirs qu’ils provoquent, avec rêves : l’action et l’expérience sont éclairées de ce que le héros Tamura sait, par exemple de la composition aqueuse du corps, et cela imprègne sa réaction à la vue d’un cours d’eau et colore sa perception de son existence au delà de la mort. Comment Tsukamoto, s’il conserve la référence, la traduira-t-il en langage cinématographique, lui qui sait si bien raconter avec les ressources narratives propres au cinéma ?

Voilà les questions qui conditionnent ma relecture du roman, à trois jours de voir le film de Tsukamoto.

La différence la plus frappante avec la traduction d’Ivan Morris se présente sous deux versants. D’une part, Tsukamoto élimine les apartés de Tamura qui le définissent comme intellectuel et donnent aussi sa portée métaphysique au récit. Ce dernier n’est plus celui d’un homme tenté par la foi, dans sa jeunesse, un analyste des mécanismes de l’esprit, un critique de Bergson, qui passerait au filtre des concepts son expérience d’affamé errant. Aucun « lys des champs », aucune « main gauche qui ignore ce que fait la droite ». Pas de discussion du « déjà vu ».

Quand le héros voit une croix, quand il est témoin de la rencontre d’un Philippin et d’une compatriote dans une église, et qu’il découvre que ni religion, ni amour les y amenaient, mais bien la quête de sel, nous n’avons pas les réflexions de l’homme tapi.

Il y aura quelques hallucinations, confusions de l’imaginé et du réel, un flash back où le contact avec une chair de femme surgit en antidote de la souffrance du malade. En cela, le cinéaste suit à la trace l’évolution d’esprit du héros, mais chaque étape devient un fait plutôt qu’un moment dans une réflexion.

L’autre versant de la différence tient à la fidélité absolue du cinéaste aux actions et aux lieux impliqués. Sans les apartés philosophiques, cela devient expression d’une brutalité, entendue non seulement comme sauvagerie, mais aussi comme constat factuel de l’importance du corps. Notre animalité est soulignée : les soldats rampent, tandis que la caméra les suit rapidement au ras du sol. Ainsi se trouve renforcée l’association avec les magots grouillant sur le corps des blessés ou des cadavres.

Quand le « je » intervient, c’est celui d’un Tamura abruti de solitude. Pour se tenir compagnie, il parle « tout seul ». Ne serait-ce pas plutôt barrage contre la folie ? Pour repousser les hallucinations ?

La couleur vient en renfort rapprocher la peau humaine de celle des pommes de terre, objets de toutes les convoitises, et plus tard, elle prend la teinte de celle d’un singe. Mais ce qui a été présenté comme tel, en était-il ? La couleur sert aussi à accentuer la luxuriance de la vie, avec le contraste des verts et rouges des plantes et des fleurs.

Luxuriance aussi des formes de vie : insectes, plantes, animaux. Gigantisme des arbres et des feuilles, vie si prolifique qu’elle en devient menaçante !

Mouvement perpétuel, jusque dans le glissement du feu en eau : l’imaginé se substitue au perçu.

Ma relecture toute récente du roman et ma fascination pour ce que me disait ce récit dépouillé de sa voix au « je », me rendent sans doute plus indulgent à cet étalonnage bizarre des teintes, de certains plans à celui qui les suit. Mais aussi à ce rouge d’une langue, qui sent l’effet spécial, à cette rareté des plans longs et de grand ensemble, si beaux dans leur présence et dans l’opposition à la rafale de plans serrés. Ceux-ci, cadrés caméra à l’épaule, avec cette manière qui me paraît en d’autres films si souvent artificielles, ne me sembleraient-ils intéressants que parce que cela justement me fait passer par un autre chemin d’imagination que la syntaxe du romancier ?

Ainsi couleur de chair et couleur d’aliment annoncent le thème du cannibalisme, aussi bien qu’elles soulignent ce par quoi l’homme ne se distingue pas des autres vivants. De quoi donner des complexes même à un végétalien. Car ici (il me semble que non dans le roman) les fleurs tentent le soldat, s’offrent en nourriture.

Le vivant a faim, certes, mais il est nourriture aussi.

La caméra à l’épaule souligne la paranoïa du soldat, toujours aux aguets, chasseur chassé. Les feuilles en avant-plan brouillent notre perception, à l’instar de celle de Tamura.

Et d’où vient cette voix, humaine ou divine, qui interpelle Tamura, juste avant que les fleurs en sirènes ne chantonnent pour notre Ulysse ? Cette voix est bien la seule qui reprend le thème théologique des apartés du roman.

Étranger par sa nationalité à ce pays, Tamura s’aliène de lui-même. Dès le début, interviennent, en sons off, des airs aux accents philippins, exotiques à une oreille japonaise, – est-ce d’ondes Martenot ou de gamelan ? La culture désarçonne le Japonais autant que la nature qui l’environne. Et pourtant il fait l’effort de parler tagalog. Mais on le fuit.

Plus Tsukamoto respecte la chronologie et la nature des événements, plus la différence entre roman et cinéma me semble sensible. C’est en simultanéité avec l’horreur vue qu’on entend le chant d’oiseaux qui poursuivent leurs trilles comme si de rien n’était, intensément vivants. De même pour cette canonnade qui résonne soudain au loin, lors même qu’un temps de pause semblait accordé aux fugitifs. C’est à tort que ces notes religieuses, cette voix si pure nous paraissent hors champ. Ce sera celle même de cette femme dont le rire se muera en cris d’horreur, cri de colère repris par la même comédienne jouant cette fois le rôle d’une guérillero qui abat un Japonais agitant le drapeau blanc, comme dévorée de toute la peur subie. Désir de vengeance ou de justice ? La victime devient bourreau. Le rapprochement par Tamura des deux femmes en une seule n’est plus une simple idée comme dans le roman, voire un souvenir : il s’impose au spectateur, halluciné comme le héros.

Un ralenti donne à voir en bêtes gémissantes, en Godzilla réveillé par la violence du feu des ennemis, ces fugitifs qui rêvent encore de retour dans leur patrie. La bande sonore est bien celle du film de monstre, comme si la fonction de l’art, rappelle Tsukamoto, était de donner à entendre ce qui échappe à la perception de chacun, quand il est dans le feu de l’action, comme justement dans les plans qui suivent ces ralentis, dans l’accéléré de la charge vers l’ennemi.

Kon Ichikawa achevait le récit (en noir et blanc) par la mort du héros, et cela avait une certaine cohérence psychologique. Mais le roman se termine sur l’aveu du rescapé, six ans après écrivant à la suggestion de son médecin ses mémoires. Certes Tsukamoto retient cette solution, mais ajoute une dimension supplémentaire à cette fin. D’abord, il introduit un personnage de femme qui observe le « patient », va et vient dans le corridor d’une maison aux lignes apaisantes, antithèse de la luxuriance étouffante de la jungle. Ensuite, ce témoin voit le dos de Tamura : se frappe-t-il ? Bât-il sa coulpe ? Lève-t-il les mains en prière, imploration de pardon, ou s’accuse-t-il à jamais du meurtre de la femme, de la tentation à laquelle il nie/ reconnaît avoir cédé ? Ainsi malgré tout la dimension chrétienne du récit apparaît-elle, mais avec une ombre de tradition du samouraï, car le geste du guerrier pourrait aussi ressembler à celui de qui se ferait seppuku.

Mais surtout, et pensons au contexte évoqué en début de ce commentaire à propos de l’abrogation éventuelle de l’article par lequel l’État japonais s’interdit une armée, mais surtout, voyez : le cinéaste lui-même, démaquillé, avec le visage que je lui ai vu la veille à la salle d’accueil du festival, incarne le rôle de Tamura. En sorte qu’on peut penser à le voir en ce plan final qu’il a préféré rappeler que vivent encore les traces de l’expérience de la guerre et celles des tabous transgressés.

Autant voir en face, ne pas nier la tentation, la force de la tentation en nous.

Et pour cela limiter les occasions de donner chance à l’amorale brutalité de se manifester. Autant assumer sa culpabilité et demander pardon. Non parce que la justice le réclamerait, mais parce que faute de se reconnaître cannibale, on sombrera dans la folie !

 

Futatsume no kado (La deuxième fenêtre)

 

Still the Water de Naomi Kawase : imaginez la mer, des vagues immenses. L’une d’elles traverse l’écran, redoutable de puissance.

Demeure leur bruit.

Terrifiante et briseuse, celle-ci ; vaguelettes tantôt. L’eau cerne l’île, microcosme du Japon, île au large des principales, mais, pourrait-on dire, en profondeur aussi, puisqu’y perdure la transmission des croyances aux pouvoirs des shamanes.

Revenons aux plans initiaux, à l’eau. Une coupe au noir tranche, puis, des percussions se font entendre, quasi amérindiennes… Bien japonaises, les chants le confirment.

La nuit.

De l’eau à la nuit, donc, force de la nature qui nous embrasse, impression du mystère qui englobe la communauté humaine, consciente de sa petitesse au prix de la puissance du cosmos.

On pourrait croire que cette île où « il y a beaucoup d’accidents, mais peu de crimes », représente un Japon idéal, la part réalisée du discours des Japonais qui se présentent aux autres comme à eux-mêmes. Gens de communauté, respectueux de la vie, point idolâtre. On y tue la chèvre, on a le temps de voir le sang goutter, le souffle de la bête lutter pour s’exhaler, l’œil rond de la mort. Au jeune citadin cela est insupportable. L’îlienne regarde, attentive, émue, ne détourne pas les yeux de ce qui est. Et la mort tient à la nature. Nature violente ou apaisante, changeante jusque dans sa lumière, lourde de forces qui échappent à notre maîtrise.

Le jeune Kaito croit consoler Kyoko, son amoureuse, en lui disant que sa mère mortellement atteinte est immortelle, puisque shamane, selon la doctrine transmise. Et un autre shamane aura beau dire à la jeune fille que les pensées de la morte, elles, seront vivantes en elle, Kyoko rétorque : cela ne suffit pas.

Rebelle jeune fille, transgressant l’interdit de natation, initiant les questions comme les actions ! Il faudra le témoignage de la mère et l’accompagnement dans l’agonie des villageois par danses et chants pour rendre à sa complexité l’inévitable séparation.

On pense à une réinterprétation du Plus profond désir des dieux et de La ballade de Narayama de Shohei Imamura : même souci de voir en sa brutalité et en ses nuances la nature, mais avec plus d’attention à des citoyens moins déterminés par leur capacité de violence. Donc, avec plus de douceur malgré tout. Et en continuité : le récit permet, par son côté documentaire anthropologique, de mesurer ce qui persiste encore du Japon évoqué par Imamura. Revoir la version de La Ballade de Kinoshita, puis celle d’Imamura, enfin ce Kawase permettrait de saisir comment chaque génération interprète les mythes.

Ainsi dans sa complexité se révèle la tradition autochtone. Cette petite île (le tournage s’est fait au sud de Kagoshima, à la pointe sud des îles principales, à Amami) pourrait tenir lieu de Japon traditionnel, d’une espèce de réalisation de l’essentiel du fond shintoïste ancien, si elle n’était aussi pleinement ouverte au confort moderne : l’intérieur des maisons est rempli des appareils qui facilitent le travail domestique, les pièces sont claires et ouvertes sur la nature. Nous aurions pu nous croire devant une énième version de la nostalgie pour le pays natal, la « vie d’avant », n’avaient été de ces indices de la pénétration de la modernité. N’était aussi de ce passage de Kaito par Tokyo : son père en vante l’énergie : la cinéaste la traduit en quelques plans brefs sur la diversité des plats, avec en bruit de fond, au lieu de celui de la mer, celui des voix des clients d’un restaurant. Jusqu’à cet insert de ruelles avec le carré des enseignes qui trahissent la fébrilité des échanges.

Kawase rappelle par des plans de très grand ensemble la majesté des eaux et de la forêt, soutient ainsi le commentaire d’un personnage à l’effet qu’il est absurde d’aller contre la nature. Cela, pour la mère de la jeune fille, va jusqu’à conclure à la folie des malades de Tokyo de s’acharner à prolonger une vie déjà condamnée !

À ces plans de nature qui soulignent notre prétention à commander ce qui nous contient, s’ajoutent, contraste rappelant la place des hommes dans le cosmos, des plans très serrés qui créent une intimité avec le spectateur à l’occasion de scènes elles-mêmes intimes, engageant en duo les personnages. La caméra à l’épaule oscille, mais doucement. Puis voici à quelques reprises des randonnées à bicyclette, dont la caméra se fait compagne, nous entraînant dans un même mouvement. Mouvement perpétuel des êtres filmés comme de la manière de filmer ? Mais les plans durent, de manière à ce qu’entre les paroles des silences s’instaurent, où elles ont temps de pénétrer de leur sens les personnages et les spectateurs. Et cela parce que les gestes, voire le décor, viennent connoter les propos. Donner du poids au non dit.

C’est que, cela le titre anglais le dit, qui ne traduit pas du tout le titre japonais, c’est que cela exprime le fond des choses, tel qu’il se révèle à qui surfe : la dernière étape de la vague vous porte, et vient un instant où un sentiment de fusion vous étreints, un moment où « le néant ou l’immobilité » du réel vous est sensible. La durée laissée au plan, quel que soit son cadrage, devient la manière de disposer le spectateur à cet effet du surf. À cette expérience du sacré, si tant est qu’on appelle ainsi la conscience à tout moment de ce qui dépasse notre entendement.

Aussi, aux questions sur le sens de la vie, auxquelles on ne peut répondre, se juxtapose le son permanent et changeant des vagues. Le pépiement des oiseaux se donne à entendre comme une autre forme du frémissement inaudible de la mer.

Le Japon de Kawase incorpore donc aisément l’ancien et le nouveau, comme la bande son peut passer du piano à une variété de shamisen. Mais en ce dernier cas, il s’agit bien d’une musique issue des personnages eux-mêmes, attestant ainsi la vitalité d’une transmission. Or l’oncle de Kyoko assure que tout meurt, même les dieux. Encore un exemple de la complexité de notion de tradition, de la valeur de ces récits qui nous préparent, paradoxalement, à la solitude, à la nécessité de passer par l’expérience, et non pas seulement par la tradition, pour comprendre ce qu’il nous est loisible de comprendre de l’incompréhensible fait d’être.

Ainsi revenons-nous à l’image de la vague, convoquée pour signifier le cœur de la pensée bouddhiste avec son sens de l’illusion des formes aussi bien que celui du shintoïsme avec la sensibilité aux éléments, mais aussi pour rappeler combien l’amour de la vie et des autres peut devenir en lui-même, au même titre que sa variante liquide, une force susceptible de porter celui qui l’accueille.

Invitation à plonger, enfin, que ce film, où le jeune garçon se méfie de la mer, « parce qu’elle vit ». À quoi la copine fait remarquer qu’elle même vit. Sous-entendu : lui ferait-elle peur ?

Peut-être. Et l’on se doute bien que son silence sur l’identité du noyé trouvé en début, ce noyé tatoué comme son père, explique le refus du garçon de céder aux invitations de son amie. Elle qui n’a pas peur de l’eau, comme elle le manifeste en début de récit. Peut-être aussi se défend-il, kaito, du désir de la jeune fille parce que les vagues se trouvent associées à l’incompréhension suscitée par l’érotisme de sa propre mère…

À la fin, sans surprise (c’est ailleurs, dans le commentaire de l’oncle, que, pour le spectateur, celle-ci se trouvera), le duo nage, nus tous deux, sous l’eau.

Certains ont pu trouver des longueurs soit dans le choix de scènes qui ne leur apportaient guère par rapport à d’autres, soit dans le fait de prolonger certains plans : l’effet que j’en ai décrit leur paraissait intelligible dès l’amorce du plan. Je n’ai pas eu ce sentiment, même si le jeu avec l’identité du corps du noyé et l’énigme de son rapport avec Kaito me semblaient artificiellement maintenus. Je me suis laissé porter plutôt par la durée des plans, absorbant le choc des scènes d’agonie (par deux fois une chèvre, et celle de la mère de Kyoko : la continuité de la condition des êtres s’en trouvait soulignée, mais la mort humanisée par sa socialisation à l’aide de danses et de chants et le sentiment de participation qu’ils induisent).

Le film réunit bien ce que l’on doit aux hommes de son entourage comme à la nature et inspire le mouvement de reconnaissance, dans tous les sens de ce terme, tels qu’ils se retrouvent dans le mot : merci.

 

 

Kawaki (Soif)

 

The World of Kanako de Tetsuya Nakashima repose sur une proposition captivante : un détective de sale caractère part à la recherche de sa fille disparue, dont il découvre, suite aux témoignages d’amis, d’une enseignante, de bandits et de policiers qu’elle n’est pas celle qu’il croyait.

Le monde de Kanako est fait, en effet, de parents séparés, dont un père violent, mais entêté, de camarades qui valorisent l’endurance et méprisent les « faibles », d’un policier à sucette qui rit à contretemps, d’un yakuza qui fait de même, comme d’ailleurs une victime. À contretemps, i.e. alors qu’ils sont témoins de l’innommable, de tortures, de blessures, de la souffrance des autres. Que ce soit la froideur du batteur ou la capacité du battu à encaisser, le détective conjuguant les deux rôles, ces répétitions, cette uniformité de réactions m’ont fait me demander dans quelle mesure le harcèlement scolaire ne serait pas une conséquence au moins indirecte du primat de l’appartenance au groupe et du culte de l’honneur entendu comme aptitude à « tenir ».

Le film s’ouvre sur les néons et décorations de Noêl et s’achève sur eux, avant de se prolonger dans une scène où la neige immaculée sert de cadre à un dernier affrontement. Ainsi le décor joyeux correspond-il au kawaii et kakkoi, soit « jolie » et « mignonne » qu’on pourrait attribuer au visage angélique de l’adolescente.

Façade.

En s’ouvrant ainsi par des images de réel enjolivé, de rêve réalisé, en se fermant de même, le film pourrait sembler s’en prendre à une société où le marketing aurait pris possession de notre capacité personnelle de rêver, en proposant des modèles aseptisés. Prescrire les émotions que l’on devrait ressentir, en prescrire les formes, ne serait-ce pas mener tout droit à l’indifférence face aux conséquences réelles de nos actions ? À proclamer le rêve en but de la vie n’engendre-t-on pas une société sans aucune règle, où, comme dans la vie onirique, tout est d’égale importance ? À la limite, ne réduit-on pas le bonheur, pas même à l’émotion, plutôt à la sensation, à l’intensité du rush ?

Seulement si cette interprétation me vient à l’esprit, il me paraît simultanément que le cinéaste se montre le premier complice de ce processus. Par exemple, par ces inserts magnifiques d’auto sous la pluie, où celle-ci tombe comme des billes, images dignes d’une pub pour voiture de luxe.

De plus, voyez ce montage qui privilégie les plans brefs en rafales, comme de coups de poings, ou cette caméra sèchement agitée qui accentue l’impuissance de personnages comme trop à l’étroit dans le cadre. Ou cette lumière oscillante, qui précipite de la noirceur à la lumière à la noirceur. Quasi stroboscopique, cela crée un effet proche de la fatigue.

À quoi tient, selon les témoins, la force de Kanako ? À son pouvoir de lire en autrui ce qu’ils attendent d’elle et à feindre le leur offrir. Manipulatrice hors pair. Cinéaste dans la vie ? Mais tous semblent posséder ce trait de manipulateur. Pas un pour faire preuve de compassion ou même simplement évoluer de violent à plus réservé.

Tout cela atténue la portée de cette idée féconde du rêve formaté à seule fin de vendre. Les comédiens tiennent bien le rôle dans le registre voulu par le réalisateur, si j’en juge par ses autres choix de scénario et de procédés d’expression. Et Yakushô Kôji a vraiment une gueule digne des héros américains de polars, auxquels le générique est un hommage réussi.

Je me découvre moins interpellé par cette vision d’un monde indifférent à la souffrance que refroidi par la répétition des coups, le parti pris de brutalité comme double de la lucidité sur notre espèce, et les choix esthétiques du réalisateur.

Mes motifs d’admiration pour des éléments de style et le potentiel des thèmes associés à certaines situations sont donc contrebalancés par des motifs d’insatisfaction assez semblables, finalement, à ceux que j’ai ressentis à voir le Sion Sono qui suit.

 

Tokyo Tribe

 

Tokyo Tribe de Sion Sono s’ouvre sur une scène d’enfants : ils parlent de leur futur, et l’un se promet d’offrir de la féérie à ses compatriotes. Il donnera de la joie. J’y ai vu, en ce gamin rieur, agitant son bâtonnet de feux de Bengale, le réalisateur, dont le récit repose sur un style flamboyant. L’ensemble des ressources du cinéma, panoramique à 360 degrés et split screen compris, capture foules et designs de costumes aux teintes et coupes qui tiennent lieu de personnalité à ceux et celles qui les portent. Artifices lumineux aussi, et jeu amplifié de comédiens, pour qui tout se dirait de l’homme dans la pose qu’il prend. Après le tsunami, me suis-je souvenu, Sion Sono n’avait-il pas marqué son intention de sortir de l’exploration du seul noir, comme s’il avait dans la foulée de la catastrophe comprit la nécessité de prendre en compte la lumière ? Son Kibô no kuni (Pays de l’espoir) en témoignait.

Donner de la joie donc, étonner jusque dans le texte, ce japonais slammé, martelé. Jusque dans la musique rappée.

Le début de Tokyo Tribe, tout comme sa fin, malgré sa prévisibilité, me laissent penser que le cinéaste, en insérant la menace récurrente de tremblements de terre, méditait sur les suites de la catastrophe de 2011 : nous n’aurions rien appris, nous livrant bêtement à la quête du pouvoir, inconscient du ridicule de nos prétentions de puissance devant la réalité de celle de la Nature. Tokyo a retrouvé ses néons, pas un mal en soi, mais ce dont ils sont signes le serait : désir de pouvoir, confusion de l’intensité du bonheur avec le rush des drogues et des actes impulsifs. Argent et poses. Sous couvert de kawaii rôde la brutale soif de domination.

À l’exception d’un gang qui vante l’hédonisme et la tolérance au point de faire rager celui pour qui le réel se réduit à être le plus fort et à « avoir la plus longue », tous les autres sacrifient, même celui des femmes, au machisme : pose encore. Des gangs, il y en a pour chacun des 23 quartiers, le film en retient une demi-douzaine. Mais leur seule différence tient à la source de leurs revenus, à leurs vêtements et à leurs armes : la surprise d’une première échauffourée et le rythme rappé entraînent le sourire du spectateur, mais la seconde, puis la troisième, puis la quatrième ne nous apprennent rien de l’impact de ces luttes, des modifications que l’expérience entraînerait sur celui qui la connaît. Et les combats, aussi bien chorégraphiés soient-ils, se répètent comme une rime pauvre.

Et ce pa pa pom incessant…

Oui, jeux de mots, détournement linguistique épousent la virtuosité des déplacements de caméra, l’inventivité des décorateurs.

Mais je me lasse…

Pa pa pom.

Pas vraiment de musique de genres différents pour suggérer une différence qui ne soit pas de surface. Et si le propos de Sion Sono est de souligner justement l’uniformisation de la société, la loi d’une pensée unique, point n’était besoin de la triple ou quadruple répétition du même : deux gangs auraient suffi en rivaux de celui des idéalistes.

Bienvenue la voix de soprano donc. Et pourtant, ce qui la rend efficace, c’est encore de suggérer la façon dont nous nous déconnectons du réel : le chef de gang ne transfère pas à ses rivaux la charge de sensibilité que condense le chant de sa préférée.

On revient vite aux mêmes voix stridentes.

L’idée est belle de faire des quartiers de Tokyo, avec leurs spécialités dans le commerce du bonheur, un microcosme de la planète, du vide sur lequel nous courons avec notre obsession de l’accumulation. Un plus qui serait un moins. Mais ni le traitement cinématographique, ni les références musicales, ni les ambitions affichées ne distinguent non plus un gang de l’autre.

D’où mon impatience.

Quand bien même, pa pa pom, je me prends à taper du pied, en cadence.

Si j’ai pu trouver amusante l’ironie des paroles slammées, leur martèlement ne m’a pas convaincu, quelle que soit l’apparence d’assurance que communique la chute de la rime sur le pom des percussions ! Bien sûr j’ai des mouvements de reconnaissance à chaque scène, mais tout me semble dit dans l’idée : ça s’étire… Ainsi, est-elle forte, celle d’opposer la quête de plaisir des clients et l’indifférence des vendeurs au bonheur des employés. Il suffisait de deux scènes telles. Sion Sono refuserait-il la métonymie ? On le dirait entraîné dans un mouvement compulsif de répétition, premier accro à l’accumulation.

L’égoïsme tribal amplifie celui de l’individu, le phagocyte et réussit à faire de l’originalité un signe de conformisme obligatoire. Belle idée encore.

Mais que de scènes pour la marteler !

Bruyant, ce film nous expose au bruit dont nous recouvrons notre capacité à entendre ce qui réclame murmure. Mais il enterre de bruits l’intuition qu’il fait naître en moi.

Tokyo vibre, certes, mais sous ses apparences de variété triomphe une même loi : la course vers plus de pouvoir.

Le film, par son esthétique de l’excès, sature, saborde ma capacité à assimiler, ou à me faire transporter.

Mes oreilles demandent grâce !

Plus court, resserré comme un poème, ce film aurait pu être parfaite expression d’une vitalité de Tokyo qui la mènerait à sa destruction, reposerait sur un malentendu. C’est le cri d’un cinéaste devant le fait qu’au nom du plaisir, nous nourrissions au delà de toute mesure notre colère d’être vivant, d’être si peu au regard du cosmos.

Nous courrons en chantant vers notre mort.

Tellement plus de temps du récit exprime cela qu’il n’y a de moments où une attitude alternative serait montrée ! On retiendra plutôt des idéalistes et utopistes qu’acculés, ils savent aussi bien faire le coup de poing que le héros nihiliste !

Je préfère de Sion Sono son pourtant plus noir Koi no tsumi ou son ludique Jigoku de naze warui (Why don’t you play in hell ?). Miraculeusement, ce dernier prend l’affiche à Montréal dans une salle, en représentation régulière : le réalisateur doit en être cet enfant qui promet de l’enchantement à ses contemporains, en tout début de Tokyo Tribe.

 

 

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