Fantasia2019 : huit visions japonaises du désir

 

 

par Claude R. Blouin

Essaie de les retenir, poète,

même s’il y en a peu qui s’arrêtent.

Les visions de ton désir.

Constantin Cavafis, En attendant les barbares

 

Le hasard a fait que la lecture du recueil de Cavafis précède tout juste le visionnement du premier film que j’aie vu à Fantasia 2019. Je ne savais pas encore combien d’œuvres (parmi plus d’une vingtaine en provenance du Japon !) je retiendrais pour cette nouvelle plongée dans ce qui se dit de notre condition à travers des films japonais et ce par quoi ils tissent un réseau avec d’autres de même origine.

Il m’est apparu que transcrire le parcours laissé par l’expérience des films sur ma perception du désir selon les cinéastes serait au cœur de ma démarche d’analyse.

Observons, avant d’aborder la première, que plusieurs des titres retenus sont, en langue japonaise, transcription de mots anglais. Volonté de s’ancrer dans l’actuel ? Dans ce qui marque comme distincte une époque ? Désir de réveiller l’attention en joignant l’étranger, le différent, au familier, par déformation du mot originel en sa prononciation adaptée à la phonétique japonaise ? Hard-Core, Dance with Me, Kingdom, Day and Night, The Fable : pas sûr qu’à les entendre prononcés à la japonaise (par exemple Hado Koa, Dansu Wizu Mi) l’anglophone n’ait pas une hésitation, un recul équivalent à celui du Japonais devant le terme anglais lui-même, dont il sait que, devenu japonais, il ne demeure pas tout à fait exclusivement tel !

Imaginons un instant que le domaine de l’art consiste précisément, comme le suggère Cavafis, dans le fait de tenter de s’immiscer dans ce flottement, cette hésitation, de dire ce qui « ne saurait se dire autrement ». Le réussit excellemment Nao Yoshigai, en quatre courts métrages atypiques des œuvres suivantes, mon coup de cœur parmi des films pourtant pour plusieurs très inspirants.

Suivront mes commentaires sur ces quatre courts métrages, ceux qui concernent les longs métrages Almost a Miracle, And Your Bird Can Sing, Day and Night, Hard-Core, Chiwawa, The Fable, The legend of the Stardust brothers.

 

Quatre courts métrages de Nao Yoshigai 

 

Grand Bouquet, c’est un peu comme si l’on serrait d’au plus près l’élan vital. Une femme se défend d’être dévorée par un être qui ressemble aussi bien à un œil poilu qu’à un point noir que nous aurions dans l’oeil. D’un bruissement de milliers de pattes d’insectes on pourrait passer au son de fleurs qui s’épanouissent. Entre souffle court, respiration hachée et difficile, la protagoniste tantôt résiste, yeux féroces, tantôt témoigne de lassitude. Sont-ce algues rouges qui la pénètrent? D’où viennent ces mains, ces têtes ? Vivant dévoré, décomposé, humus, et enfin des plans d’ensemble d’une forêt, avec bruit d’orage qui gronde, craquements. Lutte de l’humain qui s’essaie à dire des mots qui ne viennent pas, mais vomit des fleurs splendides, luxuriantes avant d’être elle-même assimilée, femme qu’on pourrait croire nue, mais vêtue d’une camisole et d’un slip couleur chair, pudique donc et courageuse et voilà que l’humaine devient toute vie cherchant à s’affirmer, destinée à ne jamais vaincre, sinon à se retrouver participant de toute vie.

Hottamaru Days, méditation poursuivie. Les lignes rectilignes des intérieurs japonais, la caméra très stable permettent de donner de l’ampleur aux gestes esquissés par une jeune femme étendue. Apparaissent des jambes autour d’elle, dort-elle? Danseuses, comme autant de moments d’émotions, de pensées, qui chacune échangerait leur souffle avec les autres, une idée engendrant une autre, un geste un autre, un état d’esprit un autre. Ou ne seraient-elles que rêvées, ces quatre jeunes filles, par la dormeuse, songeuse, écrivaine?

On retrouve le leitmotiv de l’eau, plus développé, lieu de plongée, qui permet la matérialisation du souffle en bulles. Air donc, mais aussi, sous sa forme la plus fluide, le feu, ici fumée, combinant ainsi souffle comme vent et eau par sa dissolution.

Retour de cette préoccupation pour la décomposition, mais abordée par la douceur : quatre jeunes filles découvrent leurs corps, mais aussi les parties du corps de l’écrivaine, qui se gratte un cor comme elle écrit de son crayon ces bulles calligraphiées, mots que je n’ai pas le temps de décoder.

Attention des quatre danseuses à la peau, au poil, signes du corps toujours en mutation. Corps si doux, premier et suffisant mystère. Et puis comme dans Grand Bouquet, au milieu d’une sensualité, ici plus douce, temps de pose, temps de pause, voici la violence encore, bouillonnement, comme si la douceur même d’abord si extraordinaire ne se révélait insupportable de tout ce qu’elle suggère de précarité.

Trente-quatre minutes plutôt que les 14 précédentes, et plus de place pour le côté merveilles à admirer, mais aussi place toujours pour les merveilles effrayantes. Et puis encore long plan de fin, cette fois champ est-ce de fougères et collines et ce point blanc, une danseuse lentement vient vers nous, dansant.

Le titre me suggère le cercle (maru) gravé (hotta), cycle rituel des gestes de tous les jours (days). En fait, selon le site de la cinéaste (https://naoyoshigai.com/film), il est fait de hotteoku et tamaru, laisser s’accumuler, dépôts. Et effectivement les gestes les plus simples sont ici dansés, réitérés, ceux du quotidien : se lever, marcher, prendre son bain. Et une chanson rappelle que cela devrait suffire à nous occuper, cette attention à la variété de ce qui nous compose, de ce qui se dépose et s’intègre à nous.

Avant que nous ne nous décomposions.

 

Nashizami Tamako to Kiba no Yukue (The Pear and the Fang), plus classique comme récit, présente en alternance jusqu’à leur réunion, deux jeunes femmes. L’une élève des arbres fruitiers, trouve un croc. L’autre, qui a perdu une dent, se passionne pour un fruit : pomme ou poire? Poire. De quel animal est le croc, qui a élevé cette poire, d’où vient-elle. La quête de chacune des protagonistes se fait par la parole pour la première, internet et les sons pour la seconde. Un fondu au noir devient transcription du fait de sentir et goûter, deux actes où le souffle intervient. Le titre japonais introduit la notion de « lieux environnants », où l’on se déplace (yukue)

En écho de la fin du film précédent, celui-ci s’ouvre sur un plan d’ensemble dans un verger. Donc même importance de l’environnement naturel. On retrouvera les motifs des deux œuvres précédentes, cette attention à retenir tout ce par quoi l’animal humain participe bien d’un principe de vie qui le rend, en effet, animal. Nous sommes encore dans un univers plutôt féminin où les hommes enseignent, renseignent, mais ne sont pas ceux avec qui la rencontre intime avec l’autre manquant se recomposera. Et si attention, voire dévotion à cultiver les fruits entraîne celle qu’on devrait avoir à les manger, les deux femmes participent de la violence impulsive, gourmande du vivant. Prédatrices.

L’eau quasi absente au départ en comparaison des deux premiers films revient sous forme de jus, tout comme l’étonnement que les choses soient telles s’exprime ici par la pelure, double de la peau du film précédent. Et enfin il y aura des chutes. Plus explicite ici le fond shintoïste. La musique et la danse concourent à réveiller l’esprit des contes et du folklore, voire la manière dont les mythes de création du monde imprègnent la sensibilité de l’être humain. Yoshigai ne cite pas tant ses classiques d’architecture, de spiritualité, de composition visuelle qu’elle n’en retrouve dans l’actuel quotidien la manifestation, jusque dans l’artifice des chaînes de montage, la répétition des gestes d’équeutage des poires, ou le passage subit de boîtes de fruits à des maisons comme autant de boîtes aux formes malgré tout variées. Jamais la cinéaste ne déroge de ce que la chanson de Hottamaru days exprimait : la nécessaire attention à cette richesse, par les sensations qu’elle procure, par les questions qu’elle porte en elle, de la vie singulière, en sa forme unique, ici poire ou croc, là Satoko ou l’autre ou le maître en horticulture ou enfin, la vallée et les montagnes. Il n’y a pas que la vie, la matière même mérite attention, naturelle ou créée par l’homme, cette nature prolongée. Ainsi voyez le jeu des fils électriques comme une portée, accompagnée de la trame sonore du film. Chaque instant, chaque plan sont choisis avec méticulosité, comme il se doit par respect pour la complexité de ce qui est filmé, dont toujours nous échappe une dimension. L’infini se cache derrière tout point que l’on prend la peine d’observer.

 

Kaze ni Noru Hanashi (Stories Floating on the Wind) condense les motifs des trois premiers mouvements de cette symphonie du désir. Robe rouge d’une cycliste, présence d’enfants, joueurs, taquins, s’identifiant à un fruit, apparition, dans un contexte de couleurs vives, d’un élément peu ragoûtant, vivant, qui rappelle le mouvement d’ouverture, invitation d’être mangés, jeu du souffle en sifflement joyeux, tantôt strident, frétillement du vivant, mais bouillonnement de l’étouffement, omniprésence de l’eau et du vent, formes diluées, tous les motifs, oui, reviennent en une suite originale pourtant, fin magistrale : tout désir est une faim.

 

 

Machida-kun no Sekai (Almost a Miracle) de Yuya Ishii

 

Le doyen à 52 ans des cinéastes dont j’ai retenu les œuvres (j’excepte Tezuka, dont le film est de 1985), Yuya Ishii est celui qui choisit comme personnages principaux la classe d’âge la plus jeune, celle d’élèves du secondaire. Hajime, le héros, vit dans une famille où il côtoie, phénomène assez exceptionnel, frères et sœur, un nième enfant est en route. Mais où est le père?

C’est par son nom de famille qu’on interpelle Hajime et c’est lui que le titre japonais désigne en premier. C’est bien Le monde de Machida dont il sera question, le titre en japonais laisse au spectateur découvrir ce que spécifie le titre de la version anglaise. Celui-ci désigne ce qui définit le cœur du récit.

Les teintes pastel des génériques, la musique aux consonances western ou dignes de celles de Kusturica, l’irruption d’une lumière dorée, les inserts de canards, de chat, de ballons, le bleu des bords de barque diversement mobile sur le bleu gris des eaux, l’échappée vers un ciel bleu et blanc, tout cela soutient la vision du monde, qu’à travers ses lunettes, Machida perçoit. Monde enrichi par son sens de l’unique de chaque être, monde qu’il traverse en une course risible, sans brillant dans ses études, sujet à la moquerie de collègues qu’il va séduire un à un, par sa franchise, son appel à s’investir selon ce qu’on sent. Du harcèlement scolaire on passe aux mystères de la réciprocité.

Est-il le Christ, cet élève, nom qu’on lui assigne par dénigrement? Comme le dit le seul personnage un peu important qui ait la vingtaine avancée (et rejoint par ce trait les réflexions des personnages de sa génération dans les autres films recensés), et comme le croit un ami d’école, modèle à temps perdu, il ne ferait pas bon être naïf dans un univers où l’on aime se repaître du malheur d’autrui, ne fut-ce que pour se faire croire qu’on lui est meilleur. Mais même le jeune adulte sera touché par sa rencontre avec Machida, et comme les gens de sa génération dans les films ci-dessous commentés, en assumant sa vocation d’artiste il redonnera du sens à un travail qu’il méprisait (et lui, par conséquent)!

Nana Inohara affirme d’emblée haïr les gens à notre Candide qui croit que chacun est précieux; elle souffrira de voir celui qu’elle se défend d’aimer traiter avec la même attention d’autres filles, voire les gars de la classe.

Se prendre, et les autres, au sérieux mènerait-il directement à notre extinction?

Pour qui compte-t-on? Qui donc compte pour nous?

Que désire donc l’être humain? Aimer ou être aimé? Comment se distingue en ses variantes (famille, amie, amante, confrère, etc.) cet amour? Sa nature même serait changeante, jusqu’à ce que le socratique : « je ne sais rien » soit complété par un « je ne sais pas où on va, mais allons y lentement ».

Machida doit paradoxalement à un absent de voir son attention attirée vers l’urgence de savoir être (au) présent…

Aux répliques tantôt drôles, tantôt attendrissantes, s’ajoute pour notre surprise et, simultanément, pour notre plongée dans les questions susdites, un montage assez subtil pour nous laisser croire à l’identité ou au sens d’une scène pour en modifier ou élargir la portée par le plan qui la suit.

Et ballons, canards, chat, piscine, affiche du festival voué aux amoureux (fête de Tanabata) deviennent bientôt non plus seulement touches gracieuses, fantastiques et poétiques, mais illustrations en actes des vertus de l’imagination, mais éléments finement reliés aux destins des jeunes amoureux, à ce voyage dans la reconnaissance du monde des sens, du sens, et des émotions.

Un film qui, cela me revient au moment de conclure, ajuste au cadre de notre temps le haiku de Sôdô : Au temps des cerisiers en fleurs, qui donc se soucie de la fleur de la carotte sauvage?

Hajime Machida et Yuya Ishii.

 

Kimi no Tori wa Utaeru (And Your Bird Can Sing) de Shô Miyake

 

Tendresse. Voilà ce qui me vient à l’esprit dès les premières minutes du film. Non que ce soit là la qualité recherchée explicitement par les personnages de Moi, Shizuo, coloc du premier, et Sachiko, son amante. Les trois expriment plutôt en mots un désir de franchise, d’honnêteté dans l’expression de ce que chacun ressent. Moi, qui se désigne par le ore de langue familière avec lequel un gars se désigne, Moi donc se montre nonchalant, à des lieux de l’implication, dans son travail, de son collègue Moriguchi, moralisateur, incarnation de ce que le discours social japonais représente comme typiquement japonais.
  Shizuo serait plus soucieux des émotions d’autrui, de celles de son coloc, mais aussi de Sachiko. Et le spectateur, par le souci du détail de ce garçon délicat, se doute bien qu’une liaison serait possible avec la copine de Moi. Mais cela adviendra-t-il, et, si oui, avec quel effet sur Moi? Moi le personnage, mais aussi le spectateur du film, puisque, si tendresse il y a, elle tient au rythme imposé par le réalisateur, auquel nous nous laissons entraîner, rythme auquel nous ne pouvons que nous identifier comme nôtre le temps du visionnement, rythme aussi, du moins apparent, de Moi.

Tour à tour, les protagonistes principaux sont isolés en plans qui nous donnent tout le temps de lire sur les visages un jeu d’émotions possible, donc incluant notre incapacité à les circonscrire. 

Danse avec les comédiens, jusqu’à ce que nous les retrouvions à deux, puis trois dans le plan, mais de telle sorte que nous, spectateurs, saisissions le regard invisible à l’autre ou aux deux autres avec qui il partage le champ. Et c’est cette danse de la caméra avec les protagonistes qui me fait penser: tendresse, dès les premières minutes du film.
Jusqu’à la fin.

Sauf pour ce moment où dans une discothèque la caméra se centre sur un rappeur dont le message explicite adressé à son public paraît redoubler celui que, comme spectateur, j’avais pressenti : le rappeur invite en effet à s’abandonner à son rythme, à s’en laisser bercer. Or ce personnage ne revient plus du film, et ne participe donc pas de la rigueur de construction d’un récit où les autres personnages secondaires sont reliés aux trois principaux, contribuent à faire ressortir des aspects du tempérament non anticipés dans les premières minutes. Ainsi de la mère de Shizuo, du propriétaire de la librairie où Sachiko et Moi travaillent, et du collègue moralisateur.

Quelques moments sont repris, un plan de paysage d’Hakodate la nuit, ville de province donc, avec son poids d’errance, irruption de la mère ou du patron, en scènes jumelles d’autres vues antérieurement. Avec légèreté le réalisateur assure ainsi la rigueur du récit, un sens de la forme, du plaisir à la découvrir que partagerait plutôt Shizuo, s’il en avait la persévérance et une passion.

Quant à Moi, est-il vraiment si détaché?

La tendresse du réalisateur pour ses personnages ne se dément pas, même quand il nous les découvre plus nuancés que les types auxquels ils semblaient correspondre au début.

Nous ne sommes pas ici dans Chiwawa, en présence d’une jeunesse qui, entre autres, se chercherait une place dans le milieu artistique. Seule Sachiko, hors de la librairie, nous est montrée en train de lire. Jamais Moi. Et les deux amants, ou le coloc ne parlent jamais de lectures.

À ceci près, et au fait que les protagonistes connaissent une précarité économique plus grande, c’est aussi toutefois, comme dans Chiwawa, la question du passage de l’enfance à l’âge adulte qui se pose. La découverte du mensonge social contre lequel on se rebelle. Le refus de se conformer aux règles du bon travailleur. Les deux seuls adultes offrent un portrait mitigé, par opposition à ceux de Chiwawa. Une mère qui dépend économiquement de ses fils, s’inquiète pour eux. Un patron indulgent, qui ne témoigne pas en faveur de la vie de couple...

Des souvenirs des fûten (vagabond), des personnages de rebelles de la fin des années soixante et début soixante-dix me reviennent. Mais combien moins explicites qu’à cette époque les scènes de sexualité et moins liées à des groupes radicaux la protestation contre une vie programmée par les lois du profit!

La différence ne réside pas tant dans l’hédonisme des uns s’opposant au puritanisme des autres, que dans le rapport à l’expression des nouveaux hédonistes : est-ce la disponibilité de la pornographie avec ses dizaines de sous-genres? La nouvelle jeunesse, telle du moins que représentée dans les œuvres ici commentées, en regarde, peut vivre des liaisons parallèles, participer à des orgies, mais les cinéastes ici cités ne font pas de la monstration des unions charnelles une arme de revendication– sauf, en plans très brefs, dans Chiwawa, et dans Hard-core : pour ce dernier, on le verra, cette attention aux rapports érotiques demeure cohérente avec le questionnement de l’ensemble du récit.

Toutefois, dans tous les films recensés, chez les rejetons du millénaire dont nous parlons, même recherche de franchise et de lucidité sur leurs orientations propres, que chez les jeunes soixante-huitards, et même difficulté à se conformer à leur propre désir de vérité.

Au point de se lier avec Moi, la femme réclame la promesse d’une absence de complications, celle d’une vie simple. Et légèreté et capacité de se couler dans le présent semble lui offrir ce Moi. Parapluie, briquet, billard: le plus anodin des objets devient occasion de jeu amoureux. Dans l’espace restreint des lieux d’habitation, comme dans le corset des contraintes du travail, voici, comme dans Chiwawa, la fantaisie privilégiée.

Et tendresse dans la manière de filmer des personnages qui voudraient tant cette légèreté.

Le vœu de Sachiko, le dernier plan lui répond, et avec lui le réalisateur laisse bien entendre que s’accomplit le passage au monde adulte.

Et quel est le prix de la franchise.

 

Dei Ando Naito (Day and Night) de Michihito Fujii

 

De qui sont ces yeux qui apparaissent au premier plan, où bleu et noir dominent l’image ? Et pourquoi ces larmes ? La longueur du plan dissipe la possibilité qu’elles soient de bonheur.

De quoi Koji, le héros, est-il capable, quels liens avait-il avec le père qu’il pleure, de retour au pays natal ?

Saura-t-il répondre aux questions lues dans le journal de son père : qu’est le bien, qu’est le mal, de quel côté suis-je ?

Nous entrons lentement dans le récit, à la vitesse des travellings avant récurrents, guidés par des dialogues issus de silences, ponctués de pauses. Mais lenteur n’est pas longueurs.

Au mystère du père, à celui des causes de sa mort, s’ajoute celui de l’organisation de cet orphelinat chrétien, qui se subventionne par des moyens pas très catholiques.

Rappelons que le catholicisme est une religion très minoritaire au Japon. On en voit des signes, comme la chapelle, la prière, et une citation substantielle, qui pose la question de l’origine du mal (pour la situer en chacun, au fond de lui-même).

Plusieurs éléments, dont le plan initial, reviennent au moins par deux fois, en échos du leitmotiv des pales d’éoliennes, repris par des virolets, des cercles en papier découpé. Roue de la vie, sans doute, succession du jour et de la nuit, avec leurs rituels et habitudes, aussi bien individuelles que sociales. Mais, yin et yang, permanence du vent, d’un souffle qui meut. Et l’homme, quoi donc le meut ?

Désir de savoir ? Vaut-il la souffrance qu’il entraîne ? Parce qu’on veut le bien, s’ensuit-il qu’il apparaisse ? N’engendre-t-on pas souffrances, par ce désir même, dans cette quête ?

Tout ce qui s’éclaire du fait de l’enquête de Koji laisse échapper une part encore inconnue. Peut-être la distinction du jour et de la nuit n’est-elle pas si simple après tout. Parfois une scène où une composition nette se dévoile se trouve sertie d’un noir de jais…

En leitmotiv, un orphelinat. Mais aussi un magasin de pièces d’autos : dans la cour, comme autant de rêves ou d’enfants abandonnés, de la scrap. À recycler…

Tandis que Koji cherche un travail qui ait du sens ou en donne, des images de la bouffe qu’il prépare, de ce qu’elle évoque, jusqu’à des rapprochements au souvenir laissé par son père, attestent du fait que le sens ne réside pas tant dans l’action elle-même que dans ce qu’elle apporte à ceux et celles qu’on aime.

Mais qui compte pour qui ? Comment reconstruire une confiance en des enfants abandonnés ?

Le patron de l’orphelinat affirme qu’un espoir, même illusoire aux yeux d’autrui, pour un tel enfant vaut mieux que rien. Mais qu’advient-il quand on découvre la vérité ? Une scène magnifique, sur fond de neige et d’eau mobile, où la musique se substitue à la parole, frappe comme une tentative d’approcher dans sa complexité la vérité d’un moment.

Qui est bon, qui méchant ?

Ainsi de rebondissements en rebondissements avance-t-on dans ce récit, construit autour d’objets, de gestes comme autant de signes tissant entre eux une trame en laquelle nous sommes enrobés. Oui, je tique à cet acharnement de violence dans la scène de confrontation finale, j’avais compris, me dis-je, mais justement, jour et nuit, bien et mal, tout tourne jusqu’à ce que l’humain prenne figure d’animal. Quelque chose peut-il le retenir, le contenir ?

Je sais, me dis-je, ce qui le pourrait. Et quelques instants plus tard, en un autre lieu, cette tête de Nana, la jeune orpheline dessinatrice, apparaît, sur fond surexposé (exceptionnel), et avec elle, le souvenir de la question qu’elle avait posée à Koji, la scène juste avant celle où il se confronte à son adversaire.

À quel désir, incidemment, répond celui de réaliser des films ? Pourrait-on voir le double du cinéaste en Nana, qui colorie des ciels verts, se défend des illusions pourtant, cherche à rendre ce qu’elle voit – ou le possible ? J’aime ce rythme du film qui me promène du rêve/cauchemar occasionnel à une vision d’un réel dont la dureté mettrait à rude épreuve les bonnes intentions. Entre les voleurs et les chefs d’entreprise, entre ceux qui transgressent les lois et ceux qui les contournent ou les font transgresser par d’autres, le système éthique fondé sur l’honnêteté et la justice semble bien inadapté.

Mais Nana la dessinatrice, par son art comme par ses questions, incarnerait le motif ultime justifiant qu’on y souscrive malgré tout. Et cela dans une société qui chérit l’apprentissage par observation et imitation, se méfie de ce qui ne s’apprend que par réponses verbales à des questions et s’impatiente de ceux qui en posent trop.

Qu’est-ce donc qui perdure, de jour comme de nuit, qu’est-ce donc qui marque, cassure nette ou glissement, le passage de l’un à l’autre ?

 

 

Hado Koa (Hard-Core) de Nobuhiro Yamashita

 

Ukon, taciturne, impulsif; Sakon, son cadet, plus calculateur; Ushiyama, hébété, désireux de perdre son pucelage; Kaneshiro, leader d’un groupuscule; Mizunuma, son lieutenant.

Autour de ces personnages gravite un récit qui condense les préoccupations soulevées par les films précédents. Mais la fluidité de la narration rejoint celle de Day and Nigth, la jeunesse dépeinte recoupe celle de Chiwawa et de And Your Bird Can Sing.

La présence d’un autre personnage va permettre à ce récit d’apporter des nuances et de donner un caractère singulier à une fable sur le thème de la liberté et de la compassion.

Cet autre personnage ne survient qu’à la trentième minute, c’est celui d’un Robot. Sur sa nature, Sakon sera le guide. Mais les comportements déjoueront les prédictions et le cadre strict des instructions. Seule la présence de Robo-o permet aux amis, Ukon et Ushiyama, de prendre de l’altitude et au cinéaste de montrer des plans d’ensemble de la Terre ou du ciel. Sinon, on est toujours à hauteur d’homme, plus souvent de manière à saisir ce que le torse et les bras ajoutent à l’expressivité. Comme si Yamashita voulait travailler au corps à corps sa relation avec les protagonistes. On nous remet périodiquement devant les yeux le cadre chaotique de vie dans l’usine squattée par Ushiyama, et la propreté et l’ordre d’autres lieux sont moins l’expression d’une pureté invoquée que d’une dureté, celle-là même que dans sa quête de rectitude, Ukon peine tellement à contenir.

Si l’humour est la politesse du désespoir, alors Yamashita, qui regarde avec la tendresse de Miyake ses protagonistes, s’en sert par le moyen du moins charnel des personnages. Le titre annonce tout à fait les résonnances multiples de sens du récit. Être de métal, programmé pour être, en son cœur (core) dur (insensible, hard), Robo-o ne réagit pas aux causes, au sens de l’honneur, à l’affection. Censément.

L’humour tient à ce qu’il déroge du programme, ou, au contraire, à ce qu’il utilise ses capacités exceptionnelles d’une manière inattendue une première fois. Même si nous sommes prévenus de ses capacités, le cinéaste nous oriente de manière à nous faire désirer qu’il emploie cette ressource ultime. Mais, justement, ultimement, les deux scénaristes ne peuvent aller plus loin, ont eux-mêmes perdu toute confiance que ce monde pourri puisse jamais être réformé pour permettre aux exclus d’y trouver une place respectée.

Le désir de changer le monde anime Kaneshiro et Ukon. Le premier, aux yeux d’un occidental, a tout du leader de droite, dès sa première apparition. Amour du sabre et entraînement dans le cadre d’un sanctuaire, harangue à partir d’un camion aux allures martiales, détermination et comportement militaire, obsession de la pureté. Il faut que Sakon le définisse en radical de gauche pour que l’on se souvienne qu’en effet, outre ce recours au sang et à la pureté, leitmotivs de la droite partout, il y a bien ces promesses de recourir à l’or du shogun pour éduquer la jeunesse, lui assurer un avenir lumineux qui pourrait sonner comme de gauche. Seulement le festivalier, à Fantasia, pourra avoir en tête le film de Tezuka, se rappeler comment les démagogues s’appuient sur le découragement des petites gens face à la corruption pour voiler d’idéaux de paix et de liberté leurs propres manœuvres. Et comme spectateur de Hard-Core, je ne peux que me dire qu’il pourrait bien en être ainsi de cet apôtre de la sincérité.

D’ailleurs, ce fond de sympathie pour la droite ne se manifeste-t-il pas par ce sens de la dette, du giri, qu’éprouve Ukon? Certes, il y a reconnaissance pour le fait que le vieil homme soit le seul à lui faire une place. Mais Ukon, en paroles et à un point du récit, récuse la nécessité si chère à la droite des liens du sang. Les vertus de son cadet apparaissent certes après sa suffisance, mais c’est bien à la communauté d’expérience, à l’épreuve commune affrontée, plus qu’au devoir de famille, qu’Ukon semble devoir le rapprochement avec son frère. Ce n’est donc pas la simple idéologie qui fonderait sa sympathie pour Kaneshiro.

Le comportement de son lieutenant, joué suavement à la Takeshi Kitano, avec ces passages de la gifle à la gouaille, confirme une vision récurrente (dans les films vus cette année) du double discours comme mode d’être des adultes.

Les femmes jouent des rôles secondaires, mais elles sont vues comme aussi capables de préjugés, nonobstant leur expérience personnelle d’humiliation. Quant à la fille du lieutenant, elle vit une sexualité libre. Ne serait-elle pas prisonnière à sa façon? Et, par comparaison, Yamashita est plus hard-core (encore que suggestif toujours) dans les scènes érotiques que les autres cinéastes. Ici, le cœur est corps, besoins du corps reconnus nonobstant les enseignements moraux reçus, corps par lequel passe une recherche de plaisir à défaut de bonheur, un appel à la vie de l’instant savouré, moment d’instinct assouvi. Mais le sort d’Ukon, qui contient sa libido plus volontiers que son indignation face au mépris d’autrui, ne suggère-t-il pas l’ambigüité de cette réponse, de cette forme de quête de bonheur?

Hard-core : montrer tel quel le geste, en ce qu’il est, est-ce possible? Il y a toujours un angle qui ajoute du sens à ce qui se joue devant nous. Ou un bruit, une musique (fascinante sur les plans du trésor, faite de réminiscences de sons anciens, rappel d’une « nature humaine » continue qui rééditerait à chaque génération les mêmes enjeux éthiques). Même si ce cœur (core) de l’être échappe à la description, même s’il est difficile (hard) d’approcher du sens que cacherait le fait d’être et d’être ainsi déterminé que nous le sommes, programmés par l’éducation et les expériences, il semble néanmoins que subsiste une espérance. Il n’y aurait pas que l’art de faire son chemin au milieu des obstacles. Ou que celui d’imposer sa vision de pureté au monde, ce que l’on rêve à ce qui est.

Il y aurait aussi, en ce pays dit pourri, nourri par un bouddhisme dont aucune trace apparente n’est montrée, le constat de l’existence de la possible compassion pour ce qui n’est pas soi.

 

 

Chiwawa-chan (Chiwawa) de Ken Ninomiya

 

Le « chan » qui suggère l’affection portée au nom de la personne auquel il est rattaché place Chiwawa au centre du récit, comme élément provoquant la prise de conscience de chacun dans un groupe d’une dizaine d’amis de la fin vingtaine (sauf un qui approche de la quarantaine).

Qu’est-ce que devenir adulte, demande l’un des protagonistes. On a un indice dans le contraste entre les secondes initiales du film et les premiers plans à contenus colorés.

D’un côté, un fond noir, tandis que l’on entend la voix émue, grave, d’une femme (notre narratrice principale, qu’on découvrira être Miki) : elle évoque l’annonce de la mort de Chiwawa, leur amie, manifestement assassinée, dont le corps a été découvert porteur de marques de violences. En contraste, survient un montage très rapide, en couleurs où dominent rouge, bleu, vert, tels que projetés comme par des néons, images de fêtes où l’on se donne avec intensité au seul présent.

Or de telles images reviendront en leitmotiv, parfois même suscitant ma seule véritable impatience comme spectateur. Je ressens comme longueurs ces trois « clips » où les parties se déroulent. Ken Ninomiya espérerait-il ainsi susciter notre identification aux rythmes visuels et musicaux marqueurs de la génération dont tout le film se présente comme un portrait ?

Mais ces airs de fête, en dépit de mon sentiment de longueurs, ont des éléments qui me touchent. Je me serais contenté chaque fois de quelques plans, au lieu de l’ensemble du clip, ce qui indique non seulement que je ne suis pas de la génération impliquée, mais que j’attends, sur ce point, de la narration autre chose que le cinéaste et sans doute son public. Ces éléments sont tous de nature à évoquer une volonté que, lucidement, suggère le cinéaste (aussi bien le personnage du cinéaste, Nagai, que Ninomiya), on sait être illusoire, une volonté de rester fidèle à l’enfance.

Ballons, flotteurs en pastique, plumes, pétales de fleurs, motifs colorés, cris et jaillissement dans l’eau, jusqu’au chapeau à oreilles de Nagai le cinéaste montrent cette envie de ne pas perdre le fil avec le sens du présent prêté à l’enfance. Chiwawa l’incarne, avec ses mensurations bien chiffrées pour préparer ce zéro cerveau dont elle clôt sa description d’elle-même. Son surnom lui-même, en référence au chihuahua, chien « cute », ne participe-t-il pas de cette aspiration à coïncider avec le présent dans l’intensité du déploiement de ses énergies ?

Ainsi la quête identitaire recoupe-t-elle, me semble-t-il, cette espérance de maintenir quelque chose, même dans sa violence, de la spontanéité enfantine.

Ainsi de la tuque jaune vif de la plus menue, du nom de l’héroïne, du jeu de maquillages du « queer ». Ce dernier définira le féminin par la capacité de distance, le masculin par ce qui paraît être un côté plus simple, les deux finissant, selon lui, par générer l’ennui. Il y a quelque chose dans ce film d’un condensé des maniérismes d’une génération, si soucieuse pourtant de se démarquer individuellement.

Cet acharnement à jouer, ne voilà-t-il pas qu’il touche le rapport sexuel. Consenti, imposé, il lasse. La violée se dissocie, le violeur s’autodétruit. Notons que la narratrice que l’on connaît d’abord par sa voix, Miki (et la comédienne Mugi Kadowaki !), incarne superbement cette puissance « féminine » de distanciation (dans sa version négative comme dans la plus positive), cette force que réclame l’écoute. Nagai la contrôle moins bien, cette force, dans sa vie personnelle, mais il en tirera sans doute la source de sa vocation de cinéaste.

Les premières secondes du film préparent à ces descentes dans la confrontation avec les questions sans réponse dont chacun à vingt ans devine vaguement ou dessine cruellement les contours. Qui aimes-tu ? Es-tu aimé ? De quoi ton futur sera-t-il fait ?

Pour éclairer leur réflexion, l’exemple des adultes n’aide guère à préserver le sens poétique et généreux : politicien roublard et corrompu, photographe, pour le plaisir de son art, travaillant au corps par les questions susdites son modèle, séducteur, abandonnant celle qui « ne sait nager » seule.

Et, préfigure peut-être de ce que Ninomiya lui-même anticipe des critiques ergotant sur son propre film, voici, bouche grasse, menton mal rasé, crachant des propos irrespectueusement généralisateur, la tête hagarde, violemment avancée vers la caméra d’un commentateur social se faisant valoir et se livrant à des commentaires sur la vie de la victime comme emblématique de SA génération.

On pourrait croire que contredirait cette absence d’écoute des adultes, la journaliste, elle-même soi-disant choquée de l’irrespect des médias, désireuse d’interroger les témoins proches de la victime, et donc de « vérité. Mais non, avec Miki, la narratrice, cette Béatrice qui nous guide dans l’Enfer moderne déguisé en fêtes d’objets, de nourritures variées et de couleurs criardes, on apprendra que ce reportage n’a rien changé à l’image de l’amie perdue. Ce que cette Miki rapporte des versions de chacun de l’histoire de Chiwawa se déroule comme un Rashômon revisité.

Devenir adulte ne serait donc pas très joli. Si l’on se défend de devenir comme ce que l’on perçoit des adultes, ne s’aveugle-t-on pas sur ce que l’on sent, qui serait déjà là, en soi ? Et si l’on en prend conscience, ne serait-ce pas qu’on sait avoir déjà passé le cap, irrémédiablement ?

Ainsi le spectateur va-t-il, de la voix off au départ, de Miki à son entretien avec la journaliste, en passant par des flashbacks d’un vol commis par Chiwawa, fonceuse, et ceux des versions des divers amis de leur rapport à Chiwawa, à des extraits des images prises par Nagai d’un film en cours. Trois niveaux s’entremêlent, comme si cette mise en abîme permettait seule au réalisateur de suggérer le difficile accès au mystère des êtres. Chacun emporte une vision, fixée à une situation qui l’a marqué, témoin d’un angle inusité aux autres de l’impact de Chiwawa sur ses proches.

Me viennent à l’esprit quelques grands maîtres de la photo de mode, des peintures de Yayoi Kusama, des films de Miki Ninagawa. Mais, en d’autres moments, aux images très composées s’opposent des moments de caméra à l’épaule, et ainsi l’abondance des ressources visuelles, le passage de l’une à l’autre, suggèrent-ils cette évanescence des instants, la vitesse avec laquelle jeunesse se passe et comment la maturité vient, avec sa dureté, et comment l’expression du vrai de ce qui est ressenti peut amener à préserver quelque chose de la capacité de rire de l’enfance. De sa capacité à jouer.

Monde de l’image, avec cellulaires maintes fois sollicités, flottant dans l’espace du plan, avec ces séances de mannequinat, avec ces selfies : ici encore l’accumulation ne ferait qu’exacerber la conscience que tout disparaît, au fur et à mesure, sous nos yeux. Le monde serait moins feu qu’eau.

Piscine ou mer : savez-vous y nager ?

Savez-vous vivre ?

 

Za Faburu (The Fable) de Kan Eguchi

 

Une fable peut contenir une morale, se référer au sujet d’un récit, comporter des éléments d’humour, présenter des types. Le film de Kan Eguchi réunit toutes ces caractéristiques et joue, dans l’histoire elle-même, des connotations associées à ce genre. Sa dimension mythique est associée au personnage d’Akira, tueur à gages invincible, invité à se retirer après une démonstration de sa dextérité qui ouvre le récit. Devenu un mythe, l’abattre devient, pour certains bandits, un idéal, car on établira ainsi sa propre excellence.

À cette fable qu’alimente la rumeur sur l’existence d’un tueur dont on ignore l’identité s’ajoute même, est-ce en rêve ou par la vertu de la dextérité du maître du tueur, un récit fait par celui-ci : il met en cause la perte d’adresse dans un art, consécutive au développement de la parole. Ainsi Eguchi lie-t-il, comme Ninomiya, le pouvoir d’expression à une perte ou à une impuissance.

L’originalité du scénario adapté d’un manga ne tiendra pas à la représentation des méchants, tout à fait conformes aux stéréotypes de jeu et de gestes du genre yakuza. Les « méchants » se distingueront par leur motivation dans l’élimination du maître tueur. Goût de la puissance, défi à relever pour s’aimer soi-même, pure recherche de rush d’adrénaline. La théâtralité du jeu des comédiens incarnant les jeunes loups, désireux de grimper dans la hiérarchie, ne sera pas sans agacer certains. Mais le malheur veut que les yakuzas réels, qui n’ont pas été créés par le cinéma, se sont ensuite inspirés, de l’habillement aux postures, des personnages de films de genre. Pratiquant l’extorsion, le chantage et le règlement de comptes, ils ont effectivement une froideur dans l’exécution de la violence, l’aisance et le plaisir à infliger la souffrance qui rendent ce conformisme de la brutalité terrifiant du fait même de sa théâtralité. Mais il faut une dose de crédulité souriante pour ne pas broncher de scepticisme devant cette porte métallique, pourtant perforée de balles, dont pas une ne semble venir à bout de notre héros.

On notera que l’absence de manières des yakuzas devient maniérisme, leur code.

Par contre, on appréciera la convention qui fait du genre yakuza, tradition ici suivie, un opéra de la mort. À ceci près que le héros s’en sort ! Le béton et les structures métalliques sont, au plan du décor, échos de ces plans où la caméra demeure fixe tandis la composition de l’image rend apparente la rigidité de lignes rectilignes : traduction esthétique de l’éthique souhaitée des yakuzas. Et la musique d’ouverture restitue l’ambiance festive d’un repas accompagné de geishas et de chants traditionnels.

Mais étonnement demeure pour le spectateur habitué au genre. Musique western suit… Et surtout, le scénario expose le cas d’un tueur à gages mis à la retraite forcée d’un an par son guru. Il doit, pour parachever sa formation, se prouver capable d’une vie normale. Or qu’est cela ?

Et d’où lui vient son assurance et son autonomie d’action ? On voit l’enfance ainsi évoquée, par le retour à un même événement, en flash-back réitéré (mais complété d’un aspect inédit), comme dans Chiwawa, et, comme dans ce film, rappel de la difficulté à cerner les gens, à s’entendre même sur l’impact de ce qui a pu se passer.

Que désire donc l’homme « normal » ? On a vu le désir des truands, la variété de motifs à l’origine de meurtres. Ne pas créer le trouble, ni s’y laisser entraîner, se satisfaire d’un salaire horaire minable en comparaison des fortunes disponibles dans la pègre, serait-ce là être normal ? Dans un milieu qui vante la loyauté, les jeux de coulisses et la méfiance seront généralisés : l’homme normal respecterait-il d’autres lois ?

Comment réagira Akira devant ce geste de pure humanité, l’offre d’un mouchoir pour éponger son sang ?

Saura-t-il se retenir de se jeter dans la bagarre ? Car les autres sont comme autant de doubles de ce qu’il pourrait devenir si sa maîtrise de soi, sa capacité de tenir à distance ses impulsions et le rush, oui, d’adrénaline, faisaient défaut.

Les personnages féminins, l’un sa sœur putative, l’autre, celle dont l’apparition suffit à annoncer au spectateur que là sera le point « faible » du tueur, ont des caractères bien trempés, et pour une, une capacité de trinquer supérieure.

Par petites touches, Eguchi crée des effets de surprise et de sympathie au milieu des scènes exigées par le genre. Et le mutisme du héros rappelle celui des personnages de Ken Takakura et autres vedettes du film de yakuzas. Même la sobriété dans la présentation des rapports sexuels est typique de ce type de récit, alors que le commerce de la chair est une des branches de l’organisation criminelle.

Que désire au fond Akira ? Il faut le déroulement de la totalité du récit pour le révéler et lorsqu’il sort de la loi d’obéissance à son guru, il n’invoque pas un amour qu’il ressent peut-être, et que nous lui prêtons par projection, mais bien la loi de réciprocité : qui vous fait du bien mérite qu’on lui en fasse.

Dernier trait de la fable : l’humour. Il tient, entre autres, paradoxalement, au fait que ce qui fait rire Akira n’est pas drôle, aussi bien qu’à son rapport inattendu au chaud ! Il faut y ajouter la façon dont zoothérapie, internationalisation de la criminalité, innocuité voulue des armes, le cas échéant, sont traitées. On trouvera, conforme à une longue tradition esthétique et éthique, l’expression d’une admiration pour l’artisanat, i.e. le respect des outils d’un ouvrier et du travail méticuleux. Quant au merveilleux, parfois présent dans la fable, il tiendra à la trajectoire des projectiles ou aux pouvoirs psychiques d’Akira. En cela, incidemment, le cinéaste répond à des constantes du genre au cinéma comme en manga dont le public ciblé est adolescent.

Pour Kan Eguchi ce qui rend terrifiants les yakuzas repose sur l’absence d’empathie, de sympathie devant la souffrance d’autrui ou de soi. Telle serait la leçon de la fable, celle du film comme celle qu’apprend Akira. Survivre présenterait ses propres gratifications, mais vivre, aimer la vie, et pas seulement le rush venu du danger, supposerait une certaine capacité à faire confiance, à s’abandonner, à se rendre vulnérable.

Le générique de fin s’accompagne de la chanson Born this Way, interprétée par Lady Gaga. Cet apport à la culture pop hors Japon rejoint le cosmopolitisme millénaire, au plan culturel, des Japonais, mais spécifie aussi, comme les vers qui terminent les fables de La Fontaine, la moralité implicite du récit, selon Eguchi. Avec tout ce que cela suggère d’équivoque quant à la question de savoir si la liberté intervient ou pas dans ce qui fait d’X un yakuza. Pour échapper à la fatalité du « tempérament », il faudrait être entraîné à la douceur comme on peut l’être à tuer. Clairement le cinéaste prône le respect du talent propre des individus, mais rappelle que l’être humain doit être exposé à des exemples d’humanité pour agir en conformité avec ce qu’elle peut de mieux.

 

 

Hoshikuzu Kyôdai no Densetsu (The Legend of the Stardust Brothers) de Makoto Tezuka

 

Fils d’Osamu Tezuka, le réalisateur nous propose non seulement un film musical, mais un récit qui prend en compte, ici les goûts de son père pour l’expressionnisme et le burlesque du muet, là pour des formes narratives hybrides, où l’anime, le film à effets spéciaux de Tsuburaya, le thriller se relaient au rythme des chansons/clips. La trame narrative tient au destin de deux hommes rivaux, Shingo et Kan, devenus, par la volonté d’un agent à tête de yakuza, membres d’un duo porté aux nues, puis réduit à l’obscurité, enfin s’affirmant par ses propres moyens. 

Le féminisme trouve sa place par le personnage de Marimo qui doute d’elle-même, rêve aussi d’être star, et harponne au passage les inégalités dont son sexe est victime, par exemple en se référant à son salaire.

Le noir et blanc, la théâtralité des comédiens qui semblaient ancrer le film dans les années vingt, cèdent la place à une véritable encyclopédie des médias des années quatre-vingt: costumes, décors, procédés de montage renvoient aux arts visuels, musicaux et cinématographiques de l’époque. Nous assistons à la fabrication de ce phénomène, les idoles, et nous explorons les motifs de ceux et celles qui participent de cette création.

Le côté surjoué, l’énergie outrancière des jeunes chanteurs, la caricature insistante, par moments, m’impatientent. Et graduellement, plus s’accentue le contraste entre la littéralité des critiques portées par les paroles des chansons en opposition avec la légèreté de tons et de couleurs et la joyeuseté affichée, plus le contenu des dialogues me semble l’œuvre de paroliers issus du milieu des commentateurs sociaux invités dans les émissions publiques, avec leurs formules catégoriques. Toutefois, l’intérêt renaît de ce constat : Tezuka ne quitte pas, en reprenant ces éléments, sa charge du monde des média.

Jusque dans ce surjeu ci-dessus évoqué, dans ces mimiques accentuées, ce débit rapide, Tezuka reste également fidèle au rythme des duos de comiques à la télé, ici drôles tellement ils ne le sont pas. On fera le lien avec un leitmotiv similaire du film The Fable.

En outre, retiennent mon attention l’entrain de Mamiro, la voix et l’incarnation des deux chanteurs en tempéraments esquissés, mais suffisamment nuancés pour en faire autre chose que des marionnettes, la richesse d’invention des situations, l’écho avec les autres films vus à Fantasia quant au désir d’honnêteté dans les rapports humains, dans l'espérance que chacun se dise dans sa vérité propre et non dans ce qui le rendrait conforme au discours commun ou dit tel. Et comme le film est de 1985, on en pourrait conclure que les attitudes semblables à celles ici mises en évidence et présentées dans les œuvres précédemment commentés sont moins le fait d’une génération, que de la jeunesse, à toutes époques.

Surtout l’instrumentalisation de la parole et des bons sentiments au service de

l’intérêt de quelques-uns, l’exploitation des espérances légitimes des spectateurs à qui l’on donnerait de quoi les distraire, au nom de l’amour ou du désir de paix, de toute lucidité face aux menées des oligarques ou des arrivistes entrent en échos avec les rêves exprimés dans les films ici recensés qui gravitent autour d’une jeunesse jugée sévèrement par les personnages de vieux et qui serait lucide, au contraire, résolue à ne pas être dupe de l’image, sensible au fait d’être chacun singulier, donc de posséder cette singularité en commun, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître.

Si tendresse il y a à avoir, elle naîtrait peut-être de la conscience assumée de notre nature: nous ne serions tous que poussière.

D’étoile, tout de même.

 

 

 

 

 

 

 

 

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