Des Japonais entre deux mondes au FNCM 2019

 

 par Claude R.Blouin

 

La variété de tons des films japonais présentés dans le cadre du festival du nouveau cinéma de Montréal frappe dès la lecture du synopsis des six longs métrages proposés. Récits poétiques inspirés de mythes, œuvre épurée en noir et blanc soulevant les questions relatives à la moralité du regard, rencontres de peuples ou d’espèces, apprentissage de l’autonomie personnelle dans un monde dont on se distingue a priori, soit par la culture, soit par un handicap qui marginaliserait, si l’on ne trouvait la force de s’affirmer. Cinéastes prolifiques et premières œuvres. Deux femmes, quatre hommes à la réalisation. Un acteur à son premier film. Un film avec la musique du vétéran Joe Hisaishi. Un classique de l’animation tourné par Isao Takahata, et une œuvre en anime du prolifique Ayumu Watanabe.

J’aurais aimé tout voir, mais j’ai dû me concentrer sur les œuvres suivantes, commentées en cet ordre : Videophobia de Daisuke Miyazaki(dynamique et dense), devenu un hôte régulier du festival; Chlidren of the Sea de l’éco-poétique Ayumi Watanabe; They Say Nothing Stays the Same de l’acteur Joe Odagiri (mon coup de cœur); Diner de Mika Ninagawa, la coloriste.

 

Videophobia de Daisuke Miyazaki

 

Avec Yamato, California, Miyazaki nous attachait à une jeune femme, Japonaise, qui vit à proximité d’une base américaine : l’étrangère chez soi. Avec Tourisme, il nous mène en compagnie d’une jeune Japonaise à Singapour, donc étrangère ailleurs, d’abord touriste qui obéit aux indications sur lesquelles se fonde le tourisme, lieux « incontournables », puis elle est happée par l’imprévu, véritable voyage, qui l’introduit auprès d’une famille, dans ce quotidien où le semblable et le différent de la condition humaine, à Tokyo ou à Singapour, prend son relief. Avec Videophobia, nous voici témoins de la vie d’Ai Aoyama, en tourisme elle aussi, en quelque façon, puisqu’elle quitte Kanagawa pour Osaka.

Qui plus est, elle a un autre nom, Park, qui souligne une ascendance coréenne. Et donc, et étrangère et japonaisei! Le réalisateur nous promène dans le quartier coréen d’Osaka et nous rend familiers des marchés, de la froideur des installations portuaires, de la liesse du festival avec son cortège de porteurs de sanctuaire dans les rues étroites, du parc d’attractions. La présence de ce festival, activité qui relie à une histoire, fait écho au récit d’une dame, coréenne, qui raconte son inscription dans la vie japonaise. Au milieu des impératifs de la vie économique, chacun cherche son âme, i.e. comment il est lié à plus vaste que soi, animé.

Et voici, autre indice d’innovation avec la surabondance d’appareils de communications, une dérive des sites de location d’appartements : de lieux de tourisme, lieux où l’on piège avec impunité. Dérive aussi de l’usage des selfies.

Et voici que le déguisement nous transforme aux yeux d’autrui. Mais, dans ce costume, masqués, devons-nous vraiment être comme notre apparence le suggère?

Touristes nous sommes, en cette ville, mais aussi en ce quotidien d’Ai.

Le film s’ouvre sur un long plan fixe, caméra bien stable, image en noir et blanc. À plusieurs reprises l’espace lisse, noir, rendra plus vif l’éclat de lumière, la place du corps, entourera de vide ce qui se meut.

En ce premier plan, se joue une ambigüité. On voit une jeune femme, visage peu mobile, on entend une voix d’homme, qui l’invite à poser des gestes. Voyeur ou metteur en scène? Ou mise en scène du rapport de ce dernier avec une actrice? Cette réflexion, implicite, tout du long, de l’éthique du plan. Comment filmer le corps de l’actrice sans faire perdre le sens du personnage, sans le faire devenir prétexte à projection fantasmée?

Plus loin, Ai assiste précisément à un cours de théâtre. Une de ses consoeurs, au moment d’un exercice, avouera jouer le rôle d’une femme qui est liée à sa spiritualité, contrairement à elle. Or c’est à cela que j’ai pensé, lors de la première scène, devant Ai, toujours conscient qu’il s’agit d’une comédienne, mais joue-t-elle, comme personnage, l’orgasme, ou le feint-elle pour plaire au voyeur qu’on découvre une fraction de secondes en second plan du film? Et en quoi celui-ci ne se confond-il pas, ironiquement, avec un mouvement d’autocritique du cinéaste comme « metteur en scène » ? Voyeur dont le montage nous a fait, toute la durée du premier long plan, complice…

Partout, caméras, machines d’enregistrement ou de diffusion de sons et d’images. En ce contexte, que faire de soi? Qu’advient-il si l’on se fait voler son image? En quoi celle-ci est-elle à ce point liée à notre identité? Jusqu’où le metteur en scène est-il en droit de faire jaillir l’autre de soi?

À un moment, un apprenti acteur, hors de lui, s’en prend au professeur. Hors de lui : curieux! Ne serait-ce pas là qu’il trahirait, au contraire, jusqu’à l’accent, une part de son intimité?

Caméra posée, toujours. Distance donc, temps de regard, de laisser être, de laisser apparaître autre chose que ce que le spectateur projetterait de lui-même sur l’action vue. Sauf quand Ai rencontre une policière : alors la caméra à l’épaule épouse le trouble du personnage. Ou serait-ce l’impuissante réaction du réalisateur à l’idée que de tels actes que ceux dont se plaint Ai, avec telle fréquence, se produisent?

Deux passages seulement m’ont fait dériver du rythme et de l’immersion de ma pensée dans celui du film. Une première fois, devant l’intervention répétitive, d’une sympathie qui m’a semblé si jouée, d’une psychologue. Une seconde, de me trouver, au sortir du port d’Osaka, dans ce qui semblait être un entrepôt/ dépôt d’abattoirs, puis avec une chirurgienne, entourée d’appareils sophistiqués. Ici le vraisemblable fait violence au vrai, car, si je peux supposer une clinique clandestine, tout de même, au bout de ce corridor…

À cela prêt, je suis surpris par cette mélodie sur le thème du désir et de l’identité, de la solitude de qui se perd dans l’image. Et le plan final, au milieu de l’apparente froideur de la fixité d’une caméra observatrice, touche, du seul fait d’un geste.

Aragon : Mais une main nue alors est venue…

Je retrouve le noir et blanc et l’attention d’un de mes films préférés, Évaporation de l’homme, de Shohei Imamura. Il y a ici métamorphose d’une femme, attention particulière à cadrer de manière à ne rien perdre des rapports du visage et du torse, puis multiplicité des vues d’étals, carrousels, mascottes. Dans le flux du plus ordinaire du quotidien et de l’environnement, simplement par la différence instaurée par l’utilisation du noir et blanc, le choix de sons qui claquent ou teintent, rarement submergés par d’autres, simplement ainsi, le cinéaste japonais fait-il du spectateur, japonais ou pas, un voyageur qui découvre comme avec fraîcheur l’animation dont il est entouré, tandis qu’avec l’héroïne, il se demande ce qui l’anime, lui, s’il est bien, lui, en contact avec sa spiritualité, existant autrement que par et pour l’effet qu’il exerce sur autrui.

Le trouble, l’émoi, le choc de la jeune femme se prolongent au-delà de sa métamorphose : le contraire de la phobie annoncée par le titre, serait-ce donc le miracle de la confiance et de l’abandon qu’elle suppose possible? Et celui de la video, la présence concrète?

 

Kaijû no Kodomo (Children of the Sea) de Ayumu Watanabe

 

La traduction du titre originel littérale : enfant de mammifère marin lie davantage que le titre de la version sous-titrée à l’animalité inhérente à l’être humain, tout en conservant la présence de la mer origine de vie. Le dessin des corps leur donne une allure plus abstraite, moins résistante, dirais-je, que le tournage avec acteurs ou matières sculptées. On retrouve là ce qui fait la qualité à mes yeux du manga Pline l’Ancien : traits expressifs des visages qui se détachent sur fond uni, extrême singularité des objets, du décor. Dans le dessin animé, cette dernière s’exprime en mettant en évidence tantôt par traits additionnés, tantôt par usage du dégradé des teintes, la singularité des êtres. C’est que tout le récit constitue une invitation à méditer les apports entre l’un et le multiple.

Ruka, qui excelle au soccer, se fait exclure de l’équipe parce qu’elle a délibérément frappé une jeune fille qui lui avait fait un croc-en-jambe. En quelques secondes, nous la voyons de membre d’une bande à solitaire marcheuse.

Or, jusqu’aux baleines et aux dugongs, chacun dessiné avec un aspect caractéristique, fleurs rouges, poissons, étincelles, vagues et vaguelettes volent ou nagent (même sensation sur le spectateur) en bandes. Mais ici UN papillon, là dans le générique de fin UNE fleur, là encore UNE mouette, tous les types de vivants et la matière décrite douée elle-même de mémoire, qui vont en bandes, ont droit à un éclairage sur ce qui les rend uniques.

C’est que comme l’exprime ce qui est censé être l’apothéose, la célébration de la vie en ce lieu où convergent les animaux marins, tout est dans tout, univers contient un, l’univers serait UN être vivant.

Ce sens de la singularité des êtres, qui vaut des passages enchanteurs dans la peinture des animaux de l’aquarium où travaillent les parents de Ruka, vient peut-être aussi de la volonté documentariste qui contrecarre à certains moments celle de la progression de l’action, comme si l’anime, pour le désigner par son terme japonais, puisait ici à sa source, l’éloge du mouvement/vivant. Plusieurs plans montrent des êtres marins sans présence des personnages. Et la séquence de célébration qui s’appuie sur les formes diverses d’êtres le long de l’évolution, s’étire comme si faire partager au spectateur un état flottant d’émerveillement l’avait emporté chez le réalisateur sur le souci de garder notre attention sur les personnages. Simultanément, il se trouve qu’un certain état contemplatif sidérant se trouve alors être celui de Ruka. Toutefois, les personnages de l’androgyne Anglade et de DehDeh, vieux marinier aux allures d’indigène du Pacifique, énoncent la leçon de la vie, celle de notre implacable ignorance et dès lors arrogance, si nous agissons en savants : ils finissent par donner un air didactique aux scènes où ils apparaissent.

Cela n’empêche nullement l’admiration que j’éprouve face à la saisie du caractère des animaux marins, voire à la finesse d’expression du végétal agrippé aux murs.

Je suis sensible aussi, dès les premières secondes, à cette voix qui raconte une enfance, à ce jeu entre ce dernier âge et la préadolescence du présent. De même, le fait que les parents de Ruka travaillent à l’aquarium, le fait aussi qu’en guidant son nouvel ami Umi dans les rues de la ville, elle lui explique qu’ici est un sanctuaire, là un jizo, divinité bouddhique (protectrice justement des enfants) et que , plus loin, les deux se mêlent à un matsuri (festival associé à un sanctuaire, comme on en voit un aussi dans Videophobia de Daisuke Miyazuki, mais également dans les œuvres d’Odagiri et de Ninagawa), ces faits lient le récit à la tradition de légendes qui entourent la mer au Japon.

Le récit implique les personnages avec le dugong, mammifère marin dont la survie est menacée. Au Japon, il ne nage plus que dans les eaux des îles les plus au sud, à Okinawa. La protection de cette espèce menacée s’est associée, au début des années 2010, à la pression des gens de ces îles pour récupérer leur souveraineté et, en particulier, s’opposer à la présence des bases américaines. Le mammifère participe de bien des légendes, est donc lié à l’histoire de la fiction japonaise (https://www.20minutes.fr/planete/991729-20120828-dugong-derniere-sirene-japonaise-menacee-disparition). Cette dimension légendaire se retrouve dans le film par la manière de nommer les deux garçons que rencontre Ruka, fille isolée des autres, et qui trouvera en eux des complices de jeux pour ses vacances. Umi et Sora, soit Mer et Ciel.

On a donc non seulement un condensé de connaissances pointues sur le chant des baleines, la vie marine et la formation de l’univers, mais références implicites à la mythologie et à la cosmologie panthéiste du shintoïsme.

Comme dans les films de Hayao Miyazaki, la cosmologie japonaise se fond avec la mythologie de l’homme, la cosmogonie rejoint celle qui traverse contes et légendes de partout. Et ainsi l’enracinement national n’exclut nullement le sens de cohésion avec l’ensemble de l’humanité, ce que rappellent les figures de Jim, d’Anglade et de DehDeh.

Ayumi Watanabe revisite un autre aspect de la littérature nationale, parmi les plus anciens, l’insistance sur une ambivalence, qui fait écho à celle de l’un et du multiple. Il s’agit de cette présence, si rapidement successive, comme de la mer et du ciel, de l’émerveillement joyeux et de la tristesse nostalgique. C’est que la partie fiction de ce récit, celle qui permet d’aller outre ce que le documentaire montrerait, repose sur l’espérance de vie limitée des frères Mer et Ciel. Cette acuité du sentiment de beauté ravivée par la prescience de l’éphémère destin qui pèse sur les frères, ce sens que de la conscience de la disparition imminente des êtres vient l’urgence de les saisir en leur beauté, et cela dans l’immédiat environnement qu’est le nôtre, la vie de nos parents, de nos confrères/consoeurs d’école, voire des fleurs qui poussent contre les murets, ce vif sentiment a été tôt nommé, se rencontre dans ce roman à lecture si riche qu’elle a renouvelé les arts de toutes sortes au Japon, depuis l’an mil, Le roman de Genji. Ce sentiment, on le désigne par l’expression mono no aware, la poignance des choses.

De cette poignance, la musique de Joe Hisaishi se fait expression, ainsi que du grandiose qui réside dans l’infime, de l’unité du cosmos. Parfois, cette musique surligne, plutôt que d’agir en contrepoint en introduisant une résonance absente de l’image. Et le cinéaste l’utilise un peu largement à mon goût. Mais sa tonalité, sa mélodie, l’intrusion de « ruine-babine » pour suggérer la continuité temporelle du rapport de gens de civilisations dites primitives avec le cosmos, le recours à des sonorités et des rythmes propres aux comptines, tout cela fait de Joe Hisaishi un compositeur qui sait aller chercher dans le récit auquel sa musique participe cet arrière-plan que nulle langue ne peut signifier, pour citer Dehdeh.

Ayumi Watanabe inscrit donc son récit dans les préoccupations actuelles : avenir de la planète, difficulté de concilier vivacité des émotions et expression de celles-ci, difficulté aussi de communiquer entre espèces et peuples, besoin enfin d’épanouissement personnel conjugué à celui de nager en bande.

Invitation à savoir saisis l’enchantement du vivant pendant qu’il l’est!

 

 

Aru Sendô no Hanashi (They Say Nothing Stays the Same) de Joe Odagiri

 

Cette « Histoire d’un batelier », pour reprendre la traduction littérale du titre, ne pouvait que m’intéresser. Non seulement le mythe de Charon m’a-t-il marqué depuis mon adolescence, mais dans le recueil La quatrième pierre, j’ai consacré une nouvelle en deux parties séparées par d’autres nouvelles relatives à des passagers du nocher. S’ajoute à ce motif très subjectif, la curiosité de voir ce que révèlera de son métier ce deuxième film d’un acteur apparu dans une cinquantaine de films et autant de drames télévisuels et séries.

La lecture du synopsis laisse entendre que ce vieillard d’expérience voit sa vie bouleversée par la rencontre d’une jeune fille, en même temps que se posera à lui la question de la pertinence de son métier, un pont étant construit là où il officiait.

Je pourrais, en écho d’un célèbre haiku pour exprimer l’émotion du poète devant la floraison des cerisiers, me contenter de aH !

Mais ce serait me dérober au jeu de rendre compte de l’histoire prise par un film au filtre de mes perceptions, écrite dans l’espoir qu’elle fasse revivre le film, l’éclaire peut-être différemment pour ceux et celles qui l’ont vu, donne le goût aux autres de le regarder.

Magnifiques, ces cadrages où la caméra est aussi immobile, majestueusement, que les montagnes qu’elle enregistre. Mais pas statiques, ces images, car selon la lumière du jour, l’état de l’atmosphère, les saisons, les couleurs changent, du blanc neigeux des pierres riveraines au vert sombre des bois à flancs de montagnes. Et la caméra se met en mouvement au rythme de la rivière, elle-même changeante, calme ou plissée, ondoyante ou transformée par la pluie en toile où se peindraient, pour se dissoudre aussitôt autant de mandalas qu’il y a de gouttes la frappant.

Rien ne reste le même, dit le titre anglais, emprunté à une réplique centrale, écho elle-même de ce mujo (impermanence) qui revient d’un film à l’autre, quand les résonances bouddhiques, l’invitation à la compassion se donnent à entendre.

À entendre : le son d’abord fait exister l’eau elle-même, la variété des espèces, que l’image finira par retenir chaque espèce pour elle-même : poissons, alevins en banc, renard (associé à la solitude par la vertu de l’écriture de ce dernier mot), insectes qui me rappellent nos patineurs, et que dire de ce héron : est-ce lui qui a la grâce d’une jeune fille ou celle-ci qui a celle du héron prenant son vol?

Sons des propos humains, rumeurs véhiculées par les passagers au quasi muet passeur. Les propos se recouvrent même parfois les uns les autres, oui, comme les vaguelettes ripolinent. Et parfois les voix hantent le passeur, reviennent le blesser. Voix amicales parfois, mais aussi cruelles, arrogantes des bâtisseurs de ce pont qui menace son travail. Voix des enfants, qui l’insultent et ses proches. Voix douce du médecin qui lirait en lui, confie le batelier.

La musique, discrète, repose à l’occasion sur des notes claires, qui donnent à imaginer l’espace entre elles, comme les plans d’ensemble soulignent la distance qui sépare les êtres. Elle est faite, cette musique jamais envahissante, d’assonances empruntées à l’héritage de la musique classique, mais aussi au folklore des troubadours allant de villages en villages à l’occasion des festivals.

Ainsi se modulent en images et en sons couleurs et voix et vies. Celle du passeur Toichi, de son voisin, Genzo, loquace, capable de partager, impulsif, possédé de contradictions, celle de Fu, jeune fille rencontrée de manière étrange, dont le nom, rêve Toichi, pourrait signifier vent : le montage lui donne raison, qui associe la présence de la jeune femme à cet élément. Vent, non pas seulement élément, mais acteur qui influe sur la rivière et le travail du passeur.

Et puis, il y a son double, à Fu, cette jeune femme à la cape floconneuse : hallucination ou apparition?

Adolescence meurtrie, deuil du père, expérience de la vieillesse, de la solitude, tout cela gravite, le temps d’un passage ou d’une pause, autour de et en ce batelier. En remontant la rivière, voici que revient l’histoire des gens qui y vivent tout près, remontée du cours des vies, de la sienne, navigation en soi au hasard des pensées provoquées en croisant ce qui vit, différemment de nous, le long des berges, ou dans l’eau toujours changeante.

Dans ce paysage qui parle à la fois d’éternité et de changement, l’un roulant dans l’autre, errerait, dit la rumeur, un tueur. Les personnages le connaissent-ils, cet assassin d’un village d’arrière-pays? Et nous, sans nous en douter?

Par le jeu des interprètes, je pense à Un air de famille de Cédric Clapisch, hier revu : le comptoir de restaurant français devient comme la barque lieu de passage des gens et des rumeurs; par le rythme global et certaines situations, l’interdépendance homme/nature, me rappelle L’île nue de Kaneto Shindo. Mais ces échos qui me traversent n’enlèvent rien à la singularité de ce film qui prend son temps, sans que je ne sente de longueurs. La saisie du réel s’y conjugue avec l’évocation de visions/hallucinations, à la fois révélations d’un pouvoir et d’un affaiblissement du vieil homme, entre intuitions et sénilité s’approchant… peut-être. Et que dire de cette complicité des taciturnes, de cette sensibilité de Fu et de Toichi? Ce dernier a recours à patience et silences et discrètes et prudentes questions pour approcher la jeune femme meurtrie. Et le film lui-même est construit sur ce rythme, le dévoilement des deux protagonistes principaux comme celui des personnages secondaires se fait à la manière de ces notes de musique qui prennent tout leur relief de la durée des silences entre elles.

Si le nocher promène d’une rive à l’autre, d’un aspect d’eux -mêmes à un autres, ses passagers, en remontant la rivière, c’est le cours de l’histoire des lieux, c’est donc plus profondément et de manière plus troublante, le cours de la vie qu’il remonte.

Aussi la dernière image se justifie-t-elle, qui accompagne le générique de fin, où se glissent les mots, l’un après l’autre, l’un sous l’autre,

jusqu’à la disparition des lettres et des personnages.

 

Reste,

entre ses flancs neigeux,

la rivière.

 

 

 

Diner de Mika Ninagawa

 

À l’Image de Bomboro, le chef cuisinier du restaurant privé réservé à une clientèle de tueurs, Mika Ninagawa fait de la passion et le moteur et le sujet de son œuvre. Voir son magnifique Sakuran, qui n’a pas perdu, pour moi, son rang de préférence parmi les œuvres de la cinéaste, y compris Diner. Comme dans tant de films japonais, en particulier réalisés par des femmes, la nourriture y est tout à la fois occasion de convivialité, expression d’amour de la personne qui cuisine aux invités et métaphore du travail de cinéaste. Ainsi Mika Ninagawa dresse-t-elle ses plans comme Bomboro ses hamburgers : variété des ingrédients (huit sortes de viandes/déplacement de caméra en virevolte, virage à 90%, accélération et ralenti), festival de couleurs : légumes verts, rouges, viandes aux tonalités diverses/bleu dominant et rouge du champ, du rouge et du bleu des matières plastiques transparentes ou des néons, scènes plus rouges et oranger des retours en arrière avec la mère, déluge de pétales rouges sur fond noir.

Comme Oba Kanako à ouvrir son restaurant (obakana ko sonne comme enfant idiot), donc dès son nom l’héroïne a de quoi se rappeler qu’elle mériterait dénigrement : la courbe du scénario démentira cette négation de soi), Ninagawa aspire, au cinéma, à être la meilleure. D’où la tentation subodorée de la virtuosité, de fournir des preuves que l’on n’a peur de rien? D’où cet étirement des duels de la fin?

L’héroïne rêve du Mexique pour la couleur, et de fait, la cinéaste emprunte une scène d’ouverture à des éléments du carnaval des morts mexicains. Par la suite, les visages masqués et l’allure de comédie musicale le cèdent à la burlesque et opératique succession des confrontations avec différents assassins, psychopathes, qui plus est. Du point de vue du spectateur japonais, on notera que tous les tueurs ont des noms puisés dans des langues non japonaises, et du coup renvoient aussi au genre du films d’horreur ou de fantômes.

Que la passionnée Oba ne soit pas naïve, qu’elle sache la place des misères humaines, nées ici du sentiment d’être abandonnée par la mère, de n’être utile pour personne, même pas pour soi, la cinéaste l’atteste non seulement par le destin de son héroïne, mais aussi par ce jeu susdit des couleurs, où le côté festif est tempéré par la place du noir, du sombre. Rayures et bigarrures déchirent visages et tissus comme autant de marques de blessures émotives. Le rapport à la mère en particulier est récurrent, tant chez Oba que chez l’empathique assassin Skin. Et que dire de cet acharné, le Kid, accroché à son enfance, dans le costume comme dans ses jeux, le plus obsessif des tueurs?

Féministe aussi, Ninagawa : les tueurs sont à parité, comme chefs de gang, et la plus terrible, de noir vêtue, élégante avec son borsalino, opposera à Bomboro un acharnement égal, même si elle est défaite. Ainsi donc, il n’y a plus de rôles dont sont exclues les femmes, ni de bien, ni de mal.

Mais Oba ne sera pas défaite, elle, qui démentira le kawaii de son costume de boniche (maid) par la capacité de désobéir, aussi bien que par celle de risquer de faire confiance, lors même qu’elle s’en défendait en cette séquence inaugurale où, image toute en bleu, elle fixe le spectateur, elle, immobile au milieu de passants indifférents et oscillants, danseurs en freeze frame soudain.

Ninagawa s’intéresse à ce moment où la vie semble tenir au sentiment que l’on éprouve quand un nerf de dent est à vif. Tout alors, en ces séquences, explose en intensité, en excès, overdose sur ma sensibilité qui « décroche » alors, faute de pauses, faute de contrepoints dans les éléments. Synthétiseurs, instruments à cordes, percussions, tout intervient pour soutenir le sentiment que toute vie se déroule dans la menace permanente de son évanescence. De sa brutale disparition.

Mais comme la couleur jaune, les cuivres prennent au Mexique son rythme de danse, de tourbillons, et la cadence de « alouette, gentille alouette » trouve même à entrer dans le champ de notre perception comme signe de l’exubérance du vivant, qui oppose à la disparition la variété des formes de vies, d’aspirations.

Ce récit en est un d’apprentissage, de quête de sagesse, et celle-ci vient souvent de ceux qui, ne se trouvant guère de raisons de vivre, sinon un rêve inatteignable, la mettra face à cette question : si tu n’as pas de raison de vivre, pourquoi crains-tu donc la mort? Et cela lancé à la volée, tandis qu’éclatent les couleurs, les sons, se multiplient les mouvements.

Olé!

Mais je m’accroche, même quand à mes yeux/oreilles une scène s’étire, parce que, d’une part j’aime bien que cette héritière des peintres d’estampes de la fin du XIXième siècle, les Toyokuni et Kunisada, assume pleinement son héritage, en mette plein la vue. Et parce que d’autre part, par ce désir d’aller au Mexique pour trouver un monde qui secoue les impératifs de loyauté, de conformisme de surface, d’uniformité, de réserve, invoquée dans le code social quotidien au japon, elle vise néanmoins à cet accomplissement personnel et traditionnel par le travail bien fait, source de bonheur : cuisine ou cinéma. Hautes exigences dans le choix des éléments, dans son traitement, dans sa présentation. Il ne faudrait tout simplement pas, comprend-on implicitement, que l’ordre vienne de l’extérieur, mais que la dévotion trouve source dans le plaisir de donner. Ainsi la représentation ironique des tableaux des employées du mois est-elle contrebalancée par l’attention à la méticulosité des gestes et au plaisir des hôtes (ici aussi sans que l’humour par exagération ne soit oublié).

J’ai beau pressentir que l’héroïne réalisera son double objectif et un troisième que nous formulons à sa place avant qu’elle n’ose le dire à Bomboro, cette absence de surprise n’entame nullement le sourire devant l’accomplissement de la cuisinière/cinéaste.

Tout se passe comme si désireuse de filmer ce qu’il y a sous le masque, elle faisait de celui-ci le vrai visage de nos émotions telles que nous les ressentons, en notre for intérieur.

Mais ici projetées.

 

Les festivals de cinéma pour un vieillard fou de cinéma japonais

 

Depuis quelques années, je mise davantage sur les liens accessibles aux critiques pour compenser ou les conflits d’horaire ou les impossibilités de me déplacer ou pour revoir une œuvre avant de préciser un trait de style. Mais cette année, les circonstances, jointes à une flemme qu’il est tentant, mais trop facile de lier à l’âge, les petits inconvénients aussi qui proviennent de l’usure de l’organisme, m’ont tenu à domicile. Et je n’ai vu que sur petit écran des œuvres dont trois sur quatre sont manifestement conçues pour le grandiose du grand!

Même Videophobia, plus sujet à s’accommoder du petit écran, je soupçonne que ses noirs et blancs doivent en imposer en salle. Le chercheur peut dire bien des choses plus aisément d’un film donné en l’étudiant sur video, grâce aux pauses, retours en arrière, etc. mais le film est ce train qui roule dans la nuit, décrit par Truffaut en personnage de réalisateur dans La nuit américaine. Et j’aurai essayé, depuis mon premier «vrai» article en 1970 consacré aux films de yakuza, de faire de mes textes des récits de l’expérience d’un film, tel qu’il suscite émotions, lesquelles de celles-ci, en quel ordre, et de quelles idées le visionnement devient l’accoucheur. Or si l’on peut dire, en effet, beaucoup de la peinture de Michel-Ange à partir d’une reproduction qui respecte les proportions de l’originale, l’expérience du tableau suppose certes qu’il soit vu à l’échelle où il a été peint et pour laquelle il a été conçue, voire dans le lieu auquel il était destiné. Aussi, puisque j’en suis à ne pouvoir avec assurance garantir ma présence en salle deux semaines à l’avance, ai-je résolu de présenter ici ce qui sera mon dernier compte-rendu de festival. J’irai encore, mais à l’Impromptu, sans engagement de le « couvrir ».

Cela incidemment me fait penser qu’internet est tout bénéfice pour le vieillard, celui que gêne un handicap ou empêchement matériel quelconque, ou celui qui compte vérifier la justesse de sa perception. Mais si la personne qui peut plus et autrement se borne aux seuls liens internet, ne risque-t-elle pas, à s’y tenir, d’affaiblir les capacités en elle qui échappent au jeu du numérique et de la seule communication à distance? À trouver plus commode de tout faire venir chez soi, jusqu’où se coupe-t-on du mélange avec gens de milieux divers, de diverses opinions, de modes de pensées moins décomposables en binarité vrai/faux? De renforcir sa sauvagerie ou sa timidité dans le rapport avec les gens tels qu’ils sont? De calquer son mode de perception sur le seul modèle qui rend fonctionnels les ordinateurs, au mépris de la plasticité du cerveau humain?

De là aussi, sans doute, l’effort pour sortir de la susdite « routine » et de saisir les occasions « d’aller à Montréal, au festival de... Si je peux.

Pourquoi partager ici ces pensées qui me viennent à réfléchir sur la part que prend dans le travail de critique l’ordinateur?

Il y a quelques années, je confessais, dans une série d’articles couvrant les festivals («Le vieillard fou de cinéma japonais»), mon éloignement progressif de la scène de la critique, sans savoir au juste combien de temps encore je tiendrais le jeu des festivals.

Avec l’âge, l’intérêt réel de croiser des collègues d’ici et d’ailleurs et de varier ainsi les angles d’approche et les sources d’information, le plaisir de découvrir en foule, dans la foule, les mouvements suscités par la révélation d’un film, l’espoir de contribuer à servir le cinéma et ses auteurs en donnant une idée de la manière dont une œuvre peut être reçue, tous ces véritables apports deviennent, pour moi vieillissant, moins urgents que la surprise d’être encore là, à pouvoir faire ce qui paraît à autrui, sans doute, routinier, mais dont je pressens qu’il n’est jamais donné. Comme dit l’autre, « Nothing Stays the Same ».

Courir entre deux salles et se laisser envahir par le lot de propos distincts, tirant en plusieurs sens contradictoires, n’exercent plus la même attraction. J’aime, dans le silence, laisser agir les ondes du film en moi, puis, à tenter de retracer ce que je retiens de l’expérience de le voir, découvrir ce qui, derrière les mots premiers venus, se cachait d’autres aperçus, d’autres idées, d’autres émotions associées à des expériences personnelles.

Si le même souci d’être juste envers les films et ce qu’ils donnent à éprouver m’anime, j’ai moins le désir de confronter ma lecture avec l’intention du cinéaste, telle qu’en entrevue il la révélerait. J’ai surtout moins le sentiment d’urgence de voir le plus possible de ce qui se fait. Mais le cinéma japonais demeure le moyen le plus complet d’ajuster l’image de sa culture avec ce qu’elle devient, depuis que je n’y vais plus. Et un festival demeure occasion unique, pour beaucoup d’œuvres, de saisir sur grand écran le pouls d’une sensibilité. À cet égard, il est frappant de constater que, sans les festivals, bien des œuvres dont on pourrait croire assurée la venue, comme récipiendaires de Palmes, Ours et Lions, ne prennent jamais l’affiche chez nous. Au moment d’écrire ces lignes, aucun des quatre films recensés n’ont un distributeur pour le Québec.

Bien voir ce que je vois, quand je suis disposé à me laisser porter par un rythme pour m’éprouver capable de voir à neuf, autrement, en moi autre que ce à quoi je me bornais.

Au plaisir de partager mes souvenirs de ce voyage qu’est un visionnement, celui de couvrir les festivals, voire les nouveautés, m’aura donné celui de participer à la vie culturelle en signalant l’existence d’œuvres japonaises, souvent qui n’ont guère qu’elles-mêmes pour se soutenir (Kazayuki Morosawa, Daisuke Miyazaki, par ex.), peu de ressources de marketing, isolées par leur étrangeté ou leur singularité, là où celles-ci constituent ce qui les rend justement précieuses. Qu’elles soient réussies ou pas.

Cela aussi m’aura été moyen de rendre plus explicite au spectateur moins familier du Japon, en des films plus connus, à propos des classiques ou des cinéastes émergents, ce qui relèverait des codes du langage cinématographique en cours ou de leur culture, des pratiques ambiantes ou de leur singularité respective.

Du temps où j’allais au japon, je pouvais aussi, pour les festivaliers, donner les référents culturels tenus pour évident par le cinéaste quand il s’adressait à ses compatriotes : chaque été, des vingt à trente films vus à Tôkyô, quelques-uns allaient être revus au FFM ou au FNCM, et, enfin, à Fantasia.

Mais comme ma présence aux festivals à titre de critique a commencé avec le FFM, je profite de son absence cette année pour m’éloigner sur la pointe des pieds…

Mais, bien que ce rôle soit réduit maintenant, il y a encore cet espoir, au moment de mettre en ligne cet article, que la réaction du public de festival incite un distributeur d’ici à prendre le risque d’acheter les droits d’un film dont il ignorait l’existence ou postulait l’absence d’intérêt pour notre public.

Dans cette dernière espérance d’attirer le public qui lui convient aux films ci-dessous, je livre donc ici, par commentaires interposés, mes adieux à la couverture de festivals.

Cet état d’esprit, précisé au terme de la rédaction des textes, aurait-il été provoqué par le visionnement de ces quatre films? Ou, vaguement pressenti à l’idée d’avoir à écrire, en aurait-il orienté ma lecture et mes interprétations?

 

 

 

 

 

 

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