Le vieillard fou de cinéma au FNC2016

 

 

par Claude R. Blouin 

 

Le vieillard s’est résolu à suivre son état plutôt qu’à courir après le plus grand nombre de films japonais. A beau être fou de cinéma japonais, il se dit qu’il doit se garder d’être fou au-delà de ses capacités. Mais quels films choisir ? Il y en a neuf.

Il veut mêler à la découverte le plaisir d’accompagner en leur démarche des vétérans. Il est bien curieux de cette curiosité : la relance du roman porno. Belle occasion de voir, à propos d’érotisme, si le genre a fait son temps, est renouvelable, peut s’adresser aussi bien à une clientèle féminine. Et celle-ci existe-t-elle ?

Et puis que donne ce Kiyoshi Kurosawa tourné en français ?

Ses écrits antérieurs lui permettront-ils d’avoir accès à des liens par internet et à concentrer ses allés et venues à Montréal ?

Lui échappent, de Tetsuya Mariko, Disutorakushon Beibizu (Destruction Babies,) de Kôji Shiraishi, Sadako& Kayako (The Ring vs the Grudge) et d’ Arata Oshima, The Sion Sono. Ce dernier l’attirait, question de saisir en ce documentaire la perception que son réalisateur pouvait avoir du cinéaste d’Anti Porno, mais surtout de Guilty of romance. Quant aux deux premiers, il avait moins scrupule à les laisser échapper : vus isolément, il aurait été tenté. Mais dans la foulée des six autres, il ne se sentait pas bon public pour l’exploration appuyée de la peur ou de l’instinct de destruction.

Mais si ces trois films reviennent à l’affiche, il sait qu’à cause même de ses réticences, avec la possibilité de les voir autrement que dans le tourbillon des émotions brassées par autant de visions d’artistes reçues en peu de temps, il se déplacera vers la salle qui osera les présenter. Seulement il sait aussi que cela risque assez peu de se produire : il y a belle lurette qu’il n’a vu un film japonais, de passage en un de nos festivals, acheté par un distributeur suite à ce séjour chez nous.

Des six films qu’il verra, le vieux fou, seuls ceux dont les droits sont déjà achetés risquent d’être projetés. Et encore… Pour l’un d’eux, il semble que le destin soit la copie dvd.

Et le dvd lui-même, jusques à quand pourra-t-il s’en procurer. Vieillard peu charmé de netflix at autres réseaux en ligne.

Il râle, comme ça, mais il y viendra. Seulement s’il n’a plus le choix.

En attendant, il planifie ses visites en appréciant les mérites d’une organisation qui reste stable. Ses billets sont réservés, Il étudie le programme.

Depuis qu’il s’intéresse au cinéma japonais, plus spécifiquement depuis qu’il en fait la critique ou le présente à ciné-répertoire, il s’étonne de la disparité entre le titre original et le titre donné à la version destinée à l’exportation.

Et il se dit que ce serait amusant, oui, d’associer ce que suggère chacun des titres. N’agissent-ils pas comme ces légendes qu’on glisse sous les illustrations ? N’orientent-ils pas l’attention ou l’écoute du spectateur ? Et s’il s’en servait comme angle pour éclairer d’un jour particulier les oeuvres recensées ?

Justement, les deux premiers films dont il sera question présentent le plus grand écart de sens entre le titre original et celui de la version anglaise.

Voilà, propose le vieux fou, à propos de cinéma japonais, si nous examinions quelles pistes ouvrent les titres ?

 

 

Kôji Fukuda Fuchi ni Tatsu (Harmonium)

 

Se tenir sur le bord du gouffre dit le titre en japonais : il apparaît en surimpression sur un harmonium auquel une petite fille, Hotaru, s’initie. L’instrument, associé à la musique religieuse souvent, se trouve dans une famille dont la mère, Akie, est protestante de confession ; le père, Toshio, serait athée. Taciturne, n’en écoutant pas moins, celui-ci fabrique des pièces d’équipement en métal, parfois a recours à un apprenti. Un jour surgit un ami de jeunesse, ex-taulard, Yasaka. Toshio accepte de le loger et de l’employer pour trois semaines.1

La configuration des personnages et la référence à une araignée dont les petits mangent la mère et dont l’exemple sert à poser la question de la culpabilité, dès les premières minutes du film, réunissent les questions auxquelles le spectateur se trouvera confronté.

La première partie relève d’ailleurs davantage du drame psychologique, la seconde, plus proche du mélodrame et située huit ans plus tard, joint au recours de la coïncidence le cumul des tragédies. Fukuda sent bien le péril narratif du premier trait, et par la voix de Toshio, pose les questions qui mettaient à mal mon sens de la vraisemblance. La présence d’un rêve illustrant ce qu’aurait pu être la vie de la mère et de la fille sans « l’accident » qui a frappé celle-ci, permet au cinéaste de rendre plausible le second trait.

Responsabilité et culpabilité sont-elles forcément liées ? Une religion qui appelle à assumer ses actes et à croire à un Dieu qui invite à la charité peut-elle aider ? Et qui veut aider le fait-il toujours par charité ? Que cache donc Toshio, quelle complicité le lie à Yasaka ? Et Akie, l’épouse dynamique, loquace, est-elle mieux armée que son mari pour faire face aux contradictions intérieures ?

Fukuda pose quelques scènes en lumière limpide entre plusieurs où règne une pénombre, écho de celle des silences des parents. Pour que les choses se disent, il faut qu’une part d’obscurité soit, comme si la confession de ce que l’on est ne pouvait être reçue sans que l’on puisse conserver une part de mystère. Ou se cacher tout en se découvrant…

Les silences entre les répliques, les temps de promenade passent comme autant d’occasions pour laisser remonter jusqu’à son expression la vérité du passé que l’on porte, du présent tourmenté que l’on vit, d’un futur qui inquiète.

Des mots sur une feuille, des mains qu’on frotte comme pour les éliminer : écriture comme libération du sentiment de culpabilité, excessive préoccupation pour la propreté se rejoignent non seulement dans leur fin, mais dans leur résultat, impuissantes à apaiser.

De toute l’ambigüité humaine témoignent les rôles divers de l’eau : lieu de divertissement, moyen de purification, cause de mort, expression du désir de renaissance.

Mais pourquoi apprend-on à jouer de l’harmonium ? Pourquoi veut-on que son enfant s’initie à un instrument de musique ? Pourquoi le nouvel apprenti tient-il à dessiner ? Parce que c’est amusant ou agréable, comme le suggère Akie ? Pour comprendre, parce qu’en dessinant on découvre ce que l’on n’avait su voir.

Ou entendre, comme cette chanson que se fredonne en voix off un Yasaka qu’on voit déambuler.

Comprendre quoi, ici ? Combien, pour que le soupçon nous vienne de la nature d’un crime, il suffit de croiser un plan de quelqu’un qu’on sait être ex-taulard avec celui d’une petite fille marchant, vue de dos, et, plus tard, le même ex-taulard sensible à des voix d’enfants hors champ, puis manifestement intéressé par la démarche de la petite fille ? Comprendre qu’on s’est peut-être, oui, peut-être gouré, car l’ami fera confession du motif de son incarcération. Mais ne nous cacherait-il pas quelque chose encore ? Et Toshio ? Et est-ce de pressentir ce silence de son mari que Akie tire le mouvement de taire ses préoccupations ou ses sentiments ?

De Fukuda, j’ai le sentiment, à penser au film que je viens tout juste de voir, qu’il s’est avancé dans la réalisation avec l’état d’esprit du personnage de l’apprenti dessinateur.

Pour comprendre, peut-être, puisque c’est ainsi qu’il contait l’histoire, quel rythme, à son insu, commandait sa propre sensibilité.

Jouer de l’harmonium et y maîtriser un morceau, réussir à dessiner un visage, faire un film, ce serait donc bien se tenir au-dessus du gouffre, mais avec des ailes.

 

 

Hirokazu Koreeda Umi Yorimo Mada Fukaku (After the Storm)

 

Plus profond que la mer serait la traduction française du titre japonais. Il n’y a pas de mer en ce film, inscrit sous le signe donc de la métaphore. Le titre anglais annonce une référence à l’idée de tempête, c’est sa réalité qu’il désigne. Sur fond noir, une voix, manifestement à la radio, fait état du typhon 23. Au tout début, voici une mère et sa fille. Elles envoient des cartes de remerciements à ceux et celles qui ont prêté respect à la dépouille du père décédé. La tempête est donc aussi métaphore du deuil. Mais pourquoi « plus profond que la mer » ?

Sous les tempêtes en diverses formes s’agitent des émotions. Certaines viennent en surface dessiner le cours des paroles : affirmation d’indépendance, rancœur contre le père, regret face à une existence qui n’est point celle qu’on rêvait. Mais les mots servent de paravents : on affirme une chose pour en voiler une autre, on se trahit par des répétitions, preuves que l’on n’est pas si déterminé, i.e. libre que l’on croit, voire plus déterminé, i.e. conditionné qu’on n’ose se l’avouer.

Mais si la répétition, le leitmotiv peuvent être signes d’une habitude ou d’un sens rituel, il faut rester ouvert : ce que l’on associe au mensonge peut se révéler vérité.

Au moment où le spectateur croit avoir saisi ce qui demeurait caché sous ce qui était explicité par chacun des protagonistes, voici qu’il est entraîné à sentir en lui la complexité d’émotions. Il pourra ainsi à la fois être déçu des manipulations d’un fils aîné et touché par l’affection qu’il a pour son ex comme pour leur fils. Car si l’impact de la nature sur la vie ou celui du vieillissement sur l’environnement constituent des leitmotive, celui de la séparation entre amoureux apparaît comme un autre : ce typhon, le divorce, entraîne sur son passage non seulement le couple éclaté ou leur enfant, mais la grand-mère.

Et là le spectateur se prend à souhaiter le possible et à se dire pourtant qu’il est improbable, pas même peut-être le plus juste.

Comment suis-je donc mené en ces parcours sinueux, à partir d’un film tout en plans ceinture, avec quelques vues plus générales pour rappeler notre vulnérabilité, l’ampleur de ce que nous cherchons à comprendre ?

Pour répondre à cette question, une autre me vient. Pour justifier le fait qu’ils occupent sporadiquement tout l’écran, qu’ont en commun un pot-au-feu, des livres, une pierre à encre et de l’encre, des bâtons d’encens ? La nourriture, le parfum et la littérature et la musique ?

La réponse tient peut-être à ce sifflotement discret qui accompagne le jeu d’un instrument jamais envahissant. Il faut s’en laisser imbiber pour que la qualité propre des gens nous soit sensible. De même, le cinéaste se sert-il d’éléments qui graduellement représentent plus que ce qu’ils sont.

Ainsi ces objets banals, cette glissade de parc, cette tour pas très belle, ces arrêts d’autobus, ce meuble et cette armoire se rattachent à une histoire personnelle, deviennent occasion d’une transmission de père à fils de ce que fut le grand-père. Ainsi l’obsession du jeu se reproduit-elle dans un fils qui se défendait d’être comme son père. Ainsi son propre fils prend-il plaisir, sous le regard inquiet de sa mère, à la course aux billets de loteries.

Par petites touches, le spectateur que je suis se laisse imbiber d’impressions visuelles, découvre comment une manière de préparer la cuisine, de se répéter, de se pointer à l’improviste avertit les familiers, les prévient même au point de les mettre sur leur garde.

Après la tempête en vient une autre, comme un deuil ne met pas fin à tous les deuils, ni une rupture à la possibilité d’une autre…

Pour Koreeda manifestement la fidélité à ses souvenirs et à ses contradictions compte plus que l’atteinte même de son rêve. Rester fidèle à ses aspirations, mais dans la conscience des histoires que nous nous racontons quitte à accuser le monde de nos faiblesses, consentir à voir le typhon pour ce qu’il est, destruction et occasion de renouveau, montée de chaleur, suivie d’une fraîcheur d’autant plus précieuse.

De même que le cinéaste indique par ce plan de pot-au-feu une attitude possible face à l’art de cuisiner et une autre pour permettre de l’apprécier, de là, en conformité avec les titres à saveur métaphorique, il désigne au spectateur les principes de son esthétique et la façon de mieux goûter son film.

De même le propos sur ce que nous faisons de nos vies se double-t-il d’une méditation en second plan sur l’éthique de l’artiste. Romancier prometteur, moins que ce que la rumeur prétend, dans l’intimité le héros se fait taquiner par sa mère sur cette notoriété, qu’elle invoque volontiers devant des tiers. D’ailleurs Ryota gagne sa vie comme détective, non par son talent d’écrivain : il se montre même dédaigneux si on l’invite à écrire pour un manga. S’il invoque le roman en cours – le manuscrit existe, mais y travaille-t-il vraiment – ne serait-ce pas plutôt pour se défiler ? Dans les deux métiers, ne vit-on pas de la vie observée chez autrui ? Et le reproche de détourner à des fins personnelles le bien d’autrui ne peut-il pas également être porté dans les deux activités ? Notre héros, victime de sa passion, ne recule pas devant de petits chantages, et sa mère, qui l’a percé à jour, n’hésite pas à remarquer qu’il pourrait bien s’inspirer de ce qu’elle vient de dire dans son prochain roman!

Comme un bon romancier, Koreeda varie donc les angles sous lesquels le même apparaît différent, et comment du différent naît la reconnaissance d’une complicité. Comme le détective, il fonde le récit sur des observations bien concrètes, enracinées dans les milieux où évoluent ses personnages, comme lui, il laisse entendre que l’image peut mener à une interprétation contraire à celle qu’on désirait lui voir prendre. Et comme dans un roman de détective, le jeu entre ce qu’on dit ou veut être et ce qui advient nous entraîne dans un suspense où le criminel se distingue à peine de la victime et du témoin, chacun juge et est jugé. Rappel que, dans « procès », il y a processus.

Admirablement jouée, cette mère/ grand-mère, affairée, débonnaire, mais qui possède l’art de diriger le jeu, du moins s’y essaie : elle poursuit sa chimère, quitte à se reconnaître vaincue, mais sans jamais perdre son affection pour les êtres. Elle nous invite au présent, à savoir, comme dans la scène de fin, saisir en celui-ci ce par quoi il retient malgré tout quelque chose de ce que l’on souhaitait pour ceux qu’on aime.

Koreeda poursuit donc son investigation de ces moments hantés de la présence des absents, des entre deux entre lesquels l’être humain oscille, comme dans son premier long métrage, Maboroshi (ce qui hante), présence aussi de ces liens qui unissent les générations, de sang ou de moeurs, comme dans Tel père, tel fils ou Notre petite sœur.

Il continue à m’intéresser à des personnages qui ne sont pas moi, jusqu’à ce que remontent des souvenirs, des questions liés à ma propre saga. Toujours avec cette pudeur, cette distance loin de l’épate, cet art de recourir au cinéma sans que jamais les procédés ne me distraient de ce qu’ils sont censés donner à partager.

 

 

Daisuke Miyazaki Yamato, California

 

Yamato est le nom le plus ancien du Japon. Il porte avec lui des connotations de couleurs, le vert et le bleuté, ceux du pays, de sa nature, mais aussi la pensée de sanctuaires millénaires et de légendes. Ces aspects passeront dans le film, le dernier de manière anecdotique, mais les couleurs seront associées à l’éveil identitaire de l’héroïne. Yamato se retrouve aussi dans l’expression yamato damashii, au début du vingtième siècle au sens large d’esprit de la civilisation japonaise, puis, de 1930 à 1945, avec un retour en certains milieux maintenant, en un sens plus étroit d’un faisceau de qualités morales qui définiraient l’identité unique, voire divine du peuple japonais. Ce mot demeure enfin évocateur de codes et de rituels partagés, qui fondent le sentiment d’appartenance nipponne. Une berceuse en portera trace ici.

California évoque l’Amérique innovatrice, celle du mouvement hippy et libertaire, au sol, comme celui du Japon, soumis aux tremblements de terre. Terre d’invention, d’innovation, de liberté d’expression individuelle et de moeurs.

On pourrait penser que Sakura incarne le premier terme, Rei, pétulante, le second. Celle-ci en fait est née de mère japonaise, mixte donc. Et la première n’a rien de conforme à l’image/cliché de la femme dite japonaise : langue bien pendue en ouverture, sécheresse, silences ensuite dans ses rapports avec sa mère ou son frère, Kenzo, le nerd de la famille. N’est-il pas par son goût d’innovation californien ? Mais dans ce désir que l’étrangère se sente bien et cette idée que ce qu’on doit lui offrir, c’est justement sushi et sanctuaire et hauts lieux de Tokyo, il est bien de ce Yamato, qui se targue de chercher l’harmonie jusqu’à aller au devant des désirs de l’invitée.

Et puis les silences de Sakura, sa réaction viscérale à toute suggestion de simple conformisme, son goût de la solitude ne sont pas sans antécédents dans l’histoire culturelle du Japon. Qu’elle ignore sans doute. En outre, elle appartient non à une économie de la sobriété, mais de l’abondance proclamée. Elle fréquente un magasin de la chaîne Don Quixote, bien consciente que l’offre de marchandises cache une pénurie de sens. Elle n’a pas les moyens de se payer un ordinateur, dit-elle, mais son frère lui rappelle qu’elle peut se procurer un portable chinois, se trouver un petit emploi. Elle se déplace en scooter, bariolé, est accroc au smartphone. Précaire et sous-payée, dira-t-elle. Dès le début, le réalisateur semble donc s’orienter vers une fresque plus sociale, le procès d’un état sans projet, sinon celui d’acheter, utiliser, jeter pour du plus neuf.

Mais ce n’est là qu’une étape du récit. La mère rappellera que, même du point de vue de la pollution, c’était pire dans son enfance. Le récit nuance donc la puissante suggestion, correspondant à la perception de Suzuki, d’un monde voué à mourir étouffé sous ses débris.

Sakura partage, avec le rap et la culture pop, et l’âge, des points de contact, à sa surprise d’ailleurs, avec cette Rei venue de Californie, si ouverte, si expressive, si accommodante, jusqu’à ce qu’éclatent le non-dit et l’humaine réalisation que les contradictions ne sont point le propre d’une culture donnée.

Et pourtant, c’est bien son appartenance à Yamato que revendiquera Sakura. Pas seulement le Yamato d’antan, des origines perpétuées, mais la Yamato, ville attenante à la base d’Atsugi, Ville dont les bruits propres sont recouverts, sporadiquement, de celui des bombardiers et des hélicoptères, rappel que le California du titre n’est point seulement l’État évoqué, mais ce bout d’Amérique sur l’île d’Honshu, qui sert de base et qui vit sous la loi américaine.

Le film s’ouvre avec une caméra manifestement portée à l’épaule et communiquant un sens d’errance, double de l’indétermination, des hésitations de Sakura. Son avancée nous montre une cour à scrap. Celle-ci double à son tour, en objets, jusqu’à un petit drapeau avec le soleil rouge, l’Hinomaru, la phrase de la rappeuse au cours semblable à celui d’une rivière en dégel. Les intérieurs loin de la sobriété classique, plus dans l’improvisation, les murs de béton plutôt que de bois, les rues avec leur accumulation de résidus de tôle et de divers équipements, la winnebago, carcasse abandonnée qui sert de refuge, pour ses départs en rêve, à Sakura, tout contribue à contredire cette image policée que la mère de l’héroïne et son fils pensent que Rei veut voir.

En vérité, l’étrangère aussi veut saisir ce qui compte dans le quotidien de ses hôtes et surtout, celui de cette boudeuse et renfermée Sakura, pour qui elle se prend d’affection. Et si ce n’est pas le sushi, auquel Rei est exposée, qui exprime l’attachement de Sakura, en dépit de ses propos, à des valeurs liées à l’esprit de Yamato, c’est dans un restaurant à spécialité d’anguilles, venues du Kyushu, part de l’ancien Yamato, qu’elle trouve moyen de placer Rei dans le cadre auquel on lie ce qui est traditionnellement tenu pour japonais : simplicité du décor, bois et tatamis, attention portée aux éléments de présentation des mets.

Lie les deux jeunes filles le rapport à un mystérieux Abby, absent, de loin en loin correspondant par lettres. Or, autre point de contact entre les deux filles et Kenzo, la jeune génération respire par son cellulaire, par le net. À la question, que veux-tu savoir, Rei répondra : y a-t-il une connexion WIFI à la maison ? Ainsi Miyazaki se concentre-t-il sur le Japon du présent des jeunes de Yamato, ici et maintenant, pourrait-on dire.

Le réalisateur n’offre donc pas, comme l’ouverture du film pouvait le laisser entendre, le simple procès de la présence américaine. Cela certes est esquissé, mais l’invasion sonore par les avions aurait pu être retracée auprès de n’importe quel citoyen habitant près d’un aéroport purement nippon. Ou près de Dorval, comme le rappelait un bulletin de nouvelles pas plus tard que le mois dernier ! Ce que la proximité de la base militaire entraînerait plutôt, c’est la nécessité de savoir sur quoi s’appuyer pour rester fidèle à ce qui donne sens à sa vie, en retrouver contrôle.

C’est une rivale – les filles sont dures, dans ce Japon de Yamato, la ville proche de la base ! – c’est une rivale qui invite l’héroïne à sortir de l’invocation de l’état de victime. Invitation qu’elle adressait pourtant elle-même à d’autres.

Ainsi, la Sakura et le film du début se métamorphosent-ils, gagnent-ils en profondeur en nous attachant aux allers et retours d’émotions de Sakura et Rei, comme si l’espace d’une ville correspondait à un huis clos, un enclos. Au rêve de s’en sortir par la fuite et la seule imagination, répond le choix de s’enraciner, de prendre contact avec les gens qui nous sont proches. Et de partager ce qui donne à rêver, de ne pas exclure le rêve, donc.

Et ce Japon que Kenzo et Sakura ont tendance à croire celui que les étrangers voudraient voir, voici qu’il s’exprimera à travers eux, à travers une Sakura qui surmonte son cauchemar : la prise de parole en public.

Mariant les retours en arrière, souvenirs ou images d’archives, aux rêves, le cinéaste n’oublie pas au nom de l’opposition suggérée par le titre et la séparation en deux univers qu’on pourrait croire attestée par la virgule séparant Yamato de California, le cinéaste n’oublie pas de s’attacher à ses personnages, il ne les plie pas à une idée ou à une thèse. Cela explique sans doute l’émotion qui me saisit quand, du fond de la culture de Yamato, mais aussi bien de la mienne, monte aux lèvres des deux amies un mot, signe de reconnaissance de notre interdépendance, condition de la seule liberté qui soit créatrice.

Même pour un non adepte du rap, ce film, qui ne s’y réduit pas, comme le suggère la musique du générique de fin et la berceuse évoquée plus haut, répond à une question posée dans le film de Fukuda, sous la forme ici de : pourquoi fais-tu du rap ?

Si, comme le répond Sakura, c’est pour se sentir vivante, savoir qu’on existe dans la mémoire de quelqu’un, comme Rei, nous pourrions dire : pourquoi ne serais-je pas ce quelqu’un ?

Mais Miyazaki ne réduit pas à celle qui vient à l’esprit de Sakura la réponse à cette question. Le laisse supposer le leitmotiv de ce guitariste, vu jouant dans la rue au début, mais plus tard présent dans un rêve, puis, mais serait-ce un rêve encore, juste avant l’éveil de Sakura, se livrant avec son groupe à son art, à l’insu de tous, sauf d’elle qui passe par là, au fond de la campagne verte et bleutée. Signe que laisser une trace ne serait qu’une des formes de ce désir de jouer, si impératif chez certains, qu’il réclame son dû : le musicien (le cinéaste, l’écrivain ?), dans le jeu, trouve ce point d’insertion au rythme plus vaste qui traverse le vivant.

Non seulement Daisuke Miyazaki m’a découvert un lieu bien précis, un présent du Japon où je ne suis pas allé, mais il me permet de visiter en souvenir le Kuroi Kawa de Masaki Kobayashi, ou le Cochons et cuirassés de Shohei Imamura, récits qui se passaient aussi près d’une base, et par là, de mesurer ce qui change et ce qui demeure de ce qui continue à s’appeler le Japon.

Et d’ainsi poursuivre la quête de Sakura, au nom si emblématique du plus traditionnel Japon : dépouillé par la qualité de présence de l’actrice de ce qu’il a d’usé, ce mot, jusqu’à incarner une manière singulière de fleurir. Sa façon d’être et japonaise et rappeuse et femme. Soi. Avec les autres, tout proches.

 

 

Kiyoshi Kurosawa Le secret de la chambre noire

 

Daguerrotype, le titre de la version anglaise, précise la nature de l’appareil de prise de vues privilégié par Stéphane et renvoie à il y a 170 ans. Cela concorde avec le désir de ce Stéphane, photographe veuf de Denise, de retrouver en Marie, leur fille, immobilisée comme modèle, quelque chose de cette épouse dont il redoute la vengeance. Ainsi s’introduit dans le cadre européen de cette production nippo-belgo-française, l’esprit des films de fantômes japonais. Et pas seulement l’esprit : on retrouve le style des films fantastiques à la Kwaidan dans la manière même dont, entre des interstices, les personnages surviennent au point que les témoins se demandent s’ils les ont bien vus ou pas, et mieux encore dans la manifestation du déplacement de Denise, dans son glissement, comme s’il était portée par un coussin d’air, sans pieds, mains pendantes, cheveux au vent.

Mais le tire français originel, s’il évoque bien, lui aussi la photographie, renvoie à la fois à un non dit, qui suscite la curiosité du spectateur et de son cicerone, Jean Malassis, l’apprenti. De son nom même, il suggère déjà l’inconfort qui est le nôtre, hésitant quant à l’interprétation de ce que l’on est en train de voir.

C’est que le vraisemblable le cède ici à l’exploration du mouvement par lequel, de la perception du réel, on passe à celle du désir de ce que l’on veut voir, assez puissant pour faire croire de l’ordre du réel ce qui relève de l’illusion ou de l’Imagination.

Le secret n’est donc point seulement celui des causes de la mort de Denise, des motifs pour lesquels l’artiste se montre rigide, déterminé, soumis à un seul instrument, à une idée apparente de la pureté de son art. Il tient aussi, ce secret, à ce que chacun voudrait que la vie soit, à sa manière de conjuguer avec ce qui nous contredit. Et cette découverte s’opère, non pas dans la lumière, mais bien en pièces souvent plus noires que lumineuses.

Kiyoshi Kurosawa reste fidèle à lui-même dans cette façon de privilégier le concret du métal au premier plan, du béton des édifices à logement, impersonnels, la pierre enfin d’un manoir vraiment hanté. Souvent nous avons le temps de regarder une pièce vide de personnages, dont les objets ont leur propre étrangeté, comme cet homard/horloge. Kurosawa s’assure de la primauté du jeu des verticales, et s’il y a courbes, de la linéarité pure : contrairement à la nature, dont même la symétrie n’exclut pas la singularité, les créations humaines témoignent d’une volonté de contrôle, voire d’une rigidité de point de vue qui seront démenties justement par les réactions des être vivants qui font de leur pas résonner en échos ces lieux indifférents à leur présence.

Si l’artiste veut laisser trace, voire immortaliser, ne serait-ce pas au prix d’être victime d’une idée fixe, au risque justement de fixer le mouvant ? Immortaliser le souvenir de sa femme en immobilisant sa fille au point d’asservir à ses fins propres les rêves de déplacement qu’elle a, ne serait-ce pas la nier ? Il ne semble pas penser que lui-même et son art requièrent de sortir du manoir, de savoir inclure de l’imprévu : nouvelle technologie, nouveau modèle, nouvelle manière de faire poser. En fait, Stéphane s’ajuste à sa machine, construit son univers en fonction de ce que celle-ci exige. En cela, je ne puis m’empêcher de songer que nous faisons de même quand nous organisons nos vies en fonction des possibilités de l’ordinateur, des logiciels que nous inventons.

Les intérieurs plus sombres que clairs des maisons japonaises à l’ancienne rappellent l’esthétique de l’ombre, louée par Tanizaki (qui n’est qu’une des esthétiques possibles au Japon). Le sens de la conjugaison expressive des pierres et des plantes des jardins de Kyoto, l’expression par Marie de son amour pour des plantes non seulement tenaces, mais « dévouées », tout cela encore porte trace délicate du sens d’un rapport à la nature nourri par le shintoïsme. Et le bouddhisme, en arrière-plan, éclaire cette méditation sur le flou des frontières entre rationnel et réel et rêve : faux, vrai, vraisemblable, où en est la frontière ?

Les plans de buildings du début ne sont point seulement manière de situer le cadre géographique, d’opposer développement sans âme à manoir chargé d’histoire : ils sont aussi, repris à la fin, ce qui soutient l’élément dramatique : la vente ou pas de ce manoir pour satisfaire la volonté de promoteurs « écologiques ». Cette dernière préoccupation s’exprime périodiquement dans l’amour de Marie pour les plantes, ses réflexions sur l’effet polluant du mercure, dont ne se soucie guère l’artiste, tout entier à l’obsession de pureté de son art. Au prix du bonheur de ses proches.

C’est donc bien, sans nous écraser d’un discours, dans le cadre d’enjeux actuels, au Japon comme en Europe, que Kiyoshi Kurosawa , sensible à ce qu’exprime l’art européen, poursuit l’approfondissement de ce qu’il doit à sa propre culture.

 

 

 

Akihiko Shiota Kaze ni nureta onna

 

Wet Woman in the Wind traduit exactement le titre japonais. Mais les termes sont, en cette dernière langue, lourds de connotations.

Le mot onna renvoie aussi bien à la spécificité sexuelle anatomique qu’au profil du genre féminin.

Nureta, mouillée, renvoie certes à la lubrification du sexe féminin, mais suggère aussi la « liquéfaction » de l’amante désirante (en français, l’équivalent, comme cliché, serait : elle fond dans ses bras !). Mais l’eau est associée à l’univers érotique lié à l’ukiyo, ce monde flottant du théâtre et des bordels. Enfin l’expression nureta onna a été reprise dans plusieurs films de la série roman porno, dont la compagnie Nikkatsu voudrait relancer la production avec cinq films, dont celui-ci et le Anti Porno de Sion Sono.

Le dernier terme, vent, kaze, désigne certes le phénomène naturel, mais évoque également une puissance spirituelle, une instance qui prend possession des êtres parfois ou les anime.

Comment Shiota traite-t-il en fonction de notre époque ce qu’il annonce par un titre aussi connoté ?

En fait, il me séduit davantage par les idées qu’il propose que par son rythme.

Ce dernier rappelle parfois celui d’un des maîtres du roman porno, Kumashiro Tatsumi. Comme celui-ci, Shiota affectionne le plan long avec personnages vus d’assez loin pour que la matérialité des lieux s’impose. Forêt, mer, sable, roches. Sur fond de cette matérialité sourdent ce qui signe l’expression de la vie et du mouvement : aboiements, curieux grondements, de dieux ou de séisme ? Jusqu’aux déjections, on retrouve ce climat de création du monde des mythes les plus anciens de Yamato. Comme Sion Sono dans le film suivant, la conjonction du corps et des éléments naturels détermine la fécondité artistique aussi bien que les destins individuels. L’esprit naîtrait de ce jeu.

La langue retient l’idéal comme le scatologique, elle permet de feindre autant que d’exprimer. Comme chez Tatsumi encore, la sensibilité aux accents et à l’imagerie du japonais intervient, jusque dans les morceaux d’une chanson.

Shiota parsème le récit de moments d’ironie, détourne même les conventions de certains films de genre, comme le chambara pour les duels de sabres, en ballet annonçant un duel amoureux.

Cette idée d’un affrontement des volontés et du besoin conjoint de reconnaissance de sa qualité de sujet domine. Les répliques et le jeu non verbal des comédiens incarnant… des comédiens en témoignent.

Ainsi Shiota prête-t-il l’obsession de baise des mâles du roman porno originel à Shiori, vouée à sortir Kosuke de sa retraite et de sa chasteté volontaires. Elle le harcèle. D’ailleurs les deux protagonistes féminines principales prennent l’initiative en sexualité, s’avèrent combattantes redoutables, regardent peu aux lieux où elles frappent, ou plus précisément, visent là où cela fera le plus mal. L’agression masculine pourra bien à l’occasion se conjuguer au désir érotique : les femmes ripostent alors, harcèlent encore, allument, s’éloignent, reviennent, foncent.

Toujours Shiori intervient avec cette intention d’être prise en compte comme volonté et comme puissance. Son motif avoué de devenir actrice tiendrait au plaisir d’être vue sur scène. Entendons : reconnue, élevée. Ainsi se trouve manifestée une des motivations possibles de l’exercice du métier d’actrice porno. Moins déterminisme économique que réponse à un besoin de reconnaissance. D’être admirée.

Cela se vérifie par la place accordée à l’argent. Si le mâle entend manifester son indépendance en faisant payer à la femelle l’hébergement qu’elle sollicite, celle-ci, même si elle a manifesté la première son désir du premier, réplique que c’est à lui de payer pour ses faveurs. Matériellement, l’argent ne se présente que sous forme de petites monnaies, comptées pièce à pièce par l’homme, piécettes qui demeurent, avec des affiches, seuls objets à se mériter tout l’écran. Signes, et non buts.

À deux reprises le travail théâtral est mis en scène. Dans un premier temps, le sens des mots le cède à leurs sonorités comme véhicule d’un état émotif. D’ailleurs tant que l’on s’en tient au discours, il y a distanciation possible. Mais si le jeu s’appuie sur du non verbal, le corps avoue son attraction, sous forme de lutte. Ainsi le corps se met-il en phase avec la matérialité de son environnement, oblige les personnages à endosser le rythme qui commande celui du cosmos (que le montage de ce film ne me communique guère). Ne parle-t-on pas d’attraction terrestre ?

En un second temps, l’ancienne égérie du maître Kosuke survient, avec sa troupe. Chacun est invité à interpréter le rôle de l’autre, tout comme dans les deux roman porno, le spectateur mâle est convié à se mettre à la place des femmes. Et vice-versa… Mais dans cette répétition, sort-on de l’échange verbal, les corps s’engagent dans le jeu érotique. Et la femme, en durée comme en vigueur, domine, même si le héros, dans l’univers fantasmé par Shiota, assure : le chaste ne l’était pas par impuissance !

Dans cet univers, le corps ni ne mentirait ni ne trahirait l’élan érotique.

Kosuke, d’abord apparu en récupérateur d’objets, vivant dans une bicoque, adepte du vivre sobrement, se défend de toute imbrication avec les femmes. Shiori aura raison d’un désir moins fort que la réalité de la pulsion érotique.

En homme passif, vers qui s’adressent les invitations à la fête érotique, Kosuke n’incarne pas seulement l’antithèse du mâle obsédé sexuellement comme s’il pouvait, de fait, infatigable, « se faire » toutes les femmes. Antithèse des héros du roman porno originel par sa passivité, il semble, semble dis-je bien, temporairement, le double de ces jeunes gens dont les journaux donnent l’image : parmi les moins de vingt-trois ans, puceaux ; après, à 30% indifférents au sexe, plutôt ennuyés par les déceptions ou complications qu’il génèrerait. Certes, Kosuke justifiera la réputation d’homme à femmes, qu’il prétend erronée : sa résistance, sa relative douceur au prix des coups de Shiori, montre qu’il n’a pas l’indifférence affichée, mais la sensibilité pour prendre en compte la vérité d’une femme dont les démonstrations de force n’empêchent nullement le besoin de légèreté et de délicatesse autant que de vigueur.

Quant à Shiori et autres personnages de son sexe, si leur détermination, leur volonté de mener le jeu, de se soustraire à l’image de passivité et de complaisance attendue correspondent bien à celle de jeunes Japonaises telles que les sondages en témoignent, moins unanimement conformes au stéréotype kawaii, elles ont une libido plus exigeante, toutes, que ce que les mêmes sondages laissent entendre.

Mais entre ce qu’on dit et ce qu’on est, semble penser Shiota…

Parfois, dans la salle comble où je vois le film, des rires féminins fusent, en petit nombre par rapport à l’ensemble de la part féminine du public, déjà moindre que celle des hommes. Pas de rires masculins. De quoi rient-elles, celles qui le font ? Comme moi je souris de cette démonstration de la violence implicite des femmes, si elle se libérait ? Ou de l’improbabilité, selon celles qui ne se reconnaîtraient pas en ces personnages, d’une telle importance accordée à la libido, d’un tel besoin ? Qu’elles puissent plus et plus longtemps, soit. Mais non parce qu’il leur serait impossible de s’empêcher d’être attirée par l’érotisme. Alors, pourquoi, rumine le vieillard, un brin fou. Parce qu’elles choisiraient de s’y adonner comme elles adopteraient délibérément, non par nature, la douceur plus que la violence, ainsi que les premières mangaka le signifiaient dans les oeuvres contemporaines du roman porno ? Complicité avec les héroïnes ou moquerie de l’imaginaire masculin cherchant « à se mettre à leur place » ?

Voilà qui me passe par la tête, vieillard bien sensible aux bornes de ce qu’il peut comprendre…

Ainsi, dans l’univers de Shiota, Éros traverse les corps à la manière d’un séisme, rappelle aux hommes comme aux femmes les bornes de leur volonté de contrôle. Il agit comme le vent. Et l’être a beau se cramper, se crisper, se contraindre et vouloir s’imposer : vient le temps où il consent à sa fluidité.

Eau et vent se rencontrent bien en Shiori.

 

 

Sion Sono Anchi Poruno

 

Anti-Porno s’en prend-il au genre dit roman porno, comme le titre pourrait le laisser croire ? Est-ce possible, dans le cadre de la Nikkatsu, compagnie même qui en cherche le renouveau ? Quels arguments retient-on contre le porno ?

Ou s’agirait-il de se pencher sur les anti porno ?

Que l’on ne s’attende pas à une démonstration. Plutôt à une jonglerie.

Pauvre estime de soi, désir non de sexualité, mais de l’instrumentaliser à des fins de domination sur autrui, équivocité du statut de l’actrice, de la star, d’abord présentée ici sous les traits d’une romancière. Difficulté de garder l’équilibre entre les pulsions diversement sollicitées. Du côté de l’anti porno.

Certes.

Mais aussi, dès le premier plan, mise en cause de l’État, par la présentation du parlement, lieu d’où proviennent des lois et la censure, alors même que le dit gouvernement propose un idéal de liberté, d’épanouissement de ses penchants propres. Procès d’un monde machiste, à la fois négateur de besoins du corps et enfermant les femmes dans un discours de liberté. Car oui, ce discours est écorché et sa prétention, au mépris de la réalité des pulsions qui entraînent les êtres plus vite que ce que voudraient leur volonté ou leurs idéaux.

Tout cela s’entrechoque soit dans les propos échangés, soit dans les gestes montrés. Jonglerie, car le réel, l’halluciné, le souvenir y empruntent au départ même statut, accordé par le cinéma.

Et de cinéma il est question, et d’éducation et de ce décorum dont notre quotidien s’entoure, que ne ferait que rendre plus lisible l’art.

Mais en vérité, ce jeu de poupées russes repose sur une organisation plus cohérente que ne le laisse deviner le détail des scènes.

Une première partie donne lieu à la découverte d’un monde où règne sur autrui une romancière/peintre, star objet d’une admiration allant jusqu’à l’abnégation, mais malheureuse, tant elle est seule dans la confrontation avec ces sujets à propos desquels la retenue est exigée : le deuil d’une sœur, les pulsions sadiques. Monde de femmes, où elles exercent les métiers plutôt dévolus aux hommes. Mais avec la même cruauté ou le même masochisme, et, en plus, le sentiment d’avoir été, du moins la romancière, dupe de ce miroir aux alouettes : l’épanouissement dans la liberté.

Conditionnés sommes-nous tous, par nos besoins biologiques : déféquer, pisser, besoins « sales » mais dont l’incapacité nous condamne. Pas de vie sans leur satisfaction. Mythes en sourdine ponctuant ce train de pensées.

Besoins psychologiques de reconnaissance, donc, mais aussi de se sentir vivre, projeté en couleurs vives, ralentis magiques.

S’agit-il là simplement d’un masque ? D’une tromperie ? Pas si simple.

Le spectateur réalise au bout d’une demi-heure que le monde dont il a été témoin est mis en scène : l’ambition, l’hystérie pourraient bien être le fait du réalisateur du film roman porno, dont désormais on verra des vues du plateau entrecoupées de scènes qui poursuivent celles du récit initial.

Jusqu’à ce que, troisième étape, on se penche sur les motivations de la jeune fille à choisir ce métier d’actrice en roman porno. Plongée dans son histoire (née elle-même dans l’imaginaire de Sono, nourri probablement de récits d’actrices, de sa compagne même ?) Désir de provocation, désespoir, crédulité qui la livrerait à plus cynique qu’elle ne le peut être ? Non pas seulement : appel lancé par une jeune fille qui ne sort plus du scandale de la mort de sa sœur, et du malaise devant les contradictions entre discours de la loi et programme politique, entre vie sexuelle des parents et invitation à contenir la sienne.

Comme chez Shiota, le renversement des rôles s’opère ici. À un premier niveau, le personnage de la soumise, dans la réalité du tournage, se montre comédienne impérieuse, et vice-versa. Mais tout le film constitue une immersion d’un réalisateur dont celui du film n’est que partiellement le double. C’est bien l’interrogation de Sion Sono, son effort d’endosser la psychè féminine qui nous sont présentés. Poème plus que roman, Anti-porno coince le spectateur dans des contradictions qui doivent bien travailler l’auteur lui-même. Nous voici, en effet, horrifiés de ce processus d’humiliation ici, de simplification là, mais, simultanément nous sommes transportés par l’exotisme de chansons en français, par des airs de valse, des orange, des rouges et des jaunes éclatants, par un jeu de lumières en mouvement, des décalages dans la palette des teintes de la pellicule, avec film tourné par une équipe entièrement féminine : ce dernier, fantasme du réalisateur désireux d’égalité ?

Redondance dans l’effet, ai-je senti, voire longueurs : mal en peine serai-je de dire où je couperais, car de cette redondance vient un côté lancinant, une invitation à descendre en soi en épousant le rythme de l’imaginaire raisonneur du cinéaste. Un rythme, en somme.

Face à la mort et aux impératifs de notre condition matérielle, que faire de notre soif de liberté ? Est-il juste de s’irriter devant l’expression des désirs plutôt que de chercher à comprendre leur réalité et comment les accorder entre eux ?

Sans doute, pourrions-nous objecter, contrairement au dessin ou à la littérature, dont l’imaginaire n’engage que son créateur, le cinéaste dispose-t-il du corps réel, non simulé lui, d’un comédien ou d’une comédienne. Or qu’est-ce qui le motive à ce choix  de se présenter à une audition? Un chantage ? Exploiterait-on un besoin d’être vu, encensé, admiré ? Ou el candidat, la candidate lancerait-il, lancerait-elle un appel à franchise, à renoncer à cette schizophrénie entre discours et apparence d’un côté et réalité du ressenti de l’autre ? Qu’est-ce qui relève de la responsabilité des acteurs, mais surtout, puis qu’elles y « dominent », des actrices, dans le roman porno ?

Non, le film n’est pas, en dépit de sa construction cohérente en trois parties, une argumentation, mais bien le bouillonnement que met en jeu la participation du réalisateur à ce type de film, et celui qui doit recouper le nôtre comme spectateur.

Si l’État se trouve, comme les parents, mis en contradiction avec lui-même, si le spectateur, en un effet anti pornographique pour le coup, vit la contradiction entre l’indignation face à l’humiliation imposée et la compassion face au désarroi exprimé, mais en même temps apprécie la beauté des compositions et de l’expression, ne serait pas que celle-ci l’abuse ? Au contraire. Elle serait plutôt, comme dans Harmonium, ce par quoi l’être humain s’assume.

Elle est avec sa douceur « ajoutée », sa féérie, ce qui permet de faire face à la perspective de la mort, à la réalité contraire à nos rêves, au poids des besoins du corps. La recherche de beauté, le fait de la tirer de la matière dont est faite un film au moment même où l’on expose la vulnérabilité, voire la laideur de l’humain, permet au spectateur, et au premier chef au réalisateur et à son équipe, de les confronter, oui, de marcher au dessus du gouffre.

 

 

 

1 On pourra comparer cette lecture du film à celle de Mark Schilling du Japan Times : http://www.japantimes.co.jp/culture/2016/09/28/films/film-reviews/harmonium-dangerously-good-family-drama/

 

 

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