Fan2016 -Le retour du vieillard fou de cinéma Films japonais à Fantasia 2016

 

 

Claude R. Blouin

 

Le vieillard fou de cinéma se dédirait-il ? Tout 2015 il a exploré son désir de prendre retraite de cette fonction de critique qu’il exerce pourtant encore une fois ici ! 

En dépit des apparences, il y a bien eu changement. D’abord il ne prétend plus couvrir le plus possible de films japonais montrés à Montréal, mais bien garder contact avec une variété de tons, rendre compte de sa réception, mais sans fouiller autant le jeu étroit entre choix visuels et sonores et thèmes évoqués. 

Ensuite, il réduit considérablement ses déplacements, et cela affecte particulièrement la couverture d’un festival, Fantasia 20016, qui s’étend sur trois semaines et supposerait une disponibilité quasi quotidienne pour voir la bonne vingtaine d’œuvres nipponnes proposées. 

Le plus généreux en quantité de tels films présentés, Fantasia est aussi le festival montréalais le plus porté par ses visées initiales. En effet, sur ce nombre, plus de la moitié gravitent autour de récits où hémoglobine, prouesses techniques et corporelles, bizarreries et monstruosités sont au rendez-vous, si du moins on s’en tient au synopsis tel que décrit dans un programme au ton enthousiaste. Or le vieillard se trouve devant tel repas comme un végétarien invité par de sympathiques carnivores : il goûtera certains plats, par respect pour ses hôtes, mais cherchera pour satisfaire sa faim à composer à partir de ce qui est offert un menu plus à même de le réjouir. Du moins ainsi attestera-t-il d’une diversité de programmation qu’on ne souligne pas assez à ses yeux. Même si dans le programme de cette année, pour célébrer les vingt ans de la manifestation, on prend note de ce fait.

Ce qui surtout explique que le vieillard persiste – il avait bien annoncé qu’il ne renonçait pas à toute écriture sur le cinéma et sur son rapport à la fonction de critique, on pourra lire Le cinéma et les mots, sur panoramacinema – c’est la qualité du service de presse. Grâce à ce dernier, il a pu se borner à une diète quotidienne d’un film. Mais pour cela, il lui aura fallu renoncer aux séances en salles. Et donc il estime qu’il ne saurait parler avec autant de précision qu’il a cherché naguère à le faire de la composition visuelle, du jeu avec l’échelle des êtres, si parlant au cinéma. Et il se sent tenu d’en avertir son éventuel lecteur.

Voilà pourquoi, s’il a appuyé ses affirmations sur des références spécifiques, il s’en est plutôt tenu au récit des questions soulevées en lui par l’expérience des récits. Et il a voulu que ce soit de sorte à trahir le moins possible le suspense, pour le spectateur encore vierge. Mais il sait que cela est impossible : comment faire comprendre la pertinence de ce qui a touché sans se référer à ce qui fait du cinéma sa spécificité, sans évoquer un usage donné de la musique ou du cadrage ? La référence à un élément spécifique plutôt qu’au résumé de l’intrigue  seul permet au lecteur, devenu spectateur, de vérifier en quoi le critique a poursuivi sa propre démarche en s’aidant du film ou, au contraire, l’a enrichi à se mettant à son écoute, quitte à se voir mené ailleurs que là où ses propres présupposés l’entraînaient. Voire, que là où il voulait aller.

Le vieux fou de cinéma a cru trouver réponse à ce dilemme en notant que les films choisis proposaient tous au spectateur, soit dans leur style, soit très spécifiquement par le biais d’une réplique, un mode de perception. Tous indiquaient plutôt explicitement ce qu’on pourrait croire être la façon dont le cinéaste souhaite qu’on fasse l’expérience du récit. 

La fiction, pour quoi faire ? Voilà le premier titre que le vieillard avait pensé inscrire : il se donnait ainsi une attitude d’essayiste plus que de chroniqueur, ce qu’il persiste à penser avoir cessé d’être depuis 2015. La curiosité persiste, qui le presse, s‘il en a l’énergie et l’occasion, de jeter un oeil sur ce que des (et non les) Japonais ont à nous dire de NOTRE condition humaine, via leur cinéma.

Mais quittons notre fiction de vieux fou pour en assumer la réalité. 

Passons au JE.

 

Puisque Takashi Miike était, avec Guillermo del Toro, honoré par le festival, j’ai inclus un des deux films de lui qu’on présentait, Terafomazu (TerraFormars). Parmi les œuvres consacrées aux comportements marginaux, Creepy, le film de Kiyoshi Kurosawa traque d’un tueur en séries, m’a retenu : j’avais été séduit par trois de ses précédentes œuvres, dont Tokyo Sonata et Kairo

Voici dans l’ordre où je les commenterai le nom des cinéastes et le titre du film choisi. Mes coups de cœur vont aux films d’Iwai, Yamada, Uchida et, pour un dessert, à celui de Koizumi.

Shunji Iwai Rip Van Winkle no Hanayome (La fiancée de Rip Van Winkle), Yoji Yamada Kazoku wa tsuraiyo (What a wonderful family), Eiji Uchida Gesu no Ai (L’amour des bas-fonds ou Lowlife Love),  Norihiro Koizumi Chihayafuru Kami no Ku (Chihayafuru première partie) et Chihayafuru Shimo no ku (Chihayafuru Deuxième partie), Kiyoshi Kurosawa Kuripi Itsuwari no Rinjin (Creepy), Takashi Miike Terrafomazu (TeraFormars), Akira Nagai Sekai kara neko ga kietanara (If Cats Disappeared from the World), Shinsuke Sato Toshokan Sensô The last Mission (The Library Wars : The Last Mission).

Cet article vise à témoigner de la façon dont les récits commentés ont capté mon attention et ont ouvert des avenues de réflexion sur le rapport que nous entretenons avec la fiction, les questions d’éthique posées aux cinéastes, le voyage proposé aux spectateurs de chacune des œuvres.

 

 

Shunji Iwai Rip Van Winkle no Hanayome

 

La fiancée de Rip Van Winkle se présente dès l’ouverture comme un conte moderne, promenade intérieure dans cet entre deux entre le rêve et la réalité. Musique douce, qui reviendra, ralentis que l’on retrouvera en fin de l’épisode du premier tiers poétisent le réel, tout comme le jeu avec le voile de mariée, les teintes, douces aussi, qui enserrent Nanami, héroïne dont la pudeur et la naïveté sont toutefois contredites par ces inserts sur l’écran de son cellulaire : là elle blogue la vérité de ses questionnements. 

Le second tiers du film nous offrira ces bleutés et blancs lumineux des écrans sous forme d’aquariums où vivent des bêtes vénéneuses, dont des méduses – filmées au ralenti dans un déploiement de robe de mariée…

La première partie exige un peu beaucoup de la part du spectateur en terme de vraisemblance. Car il a beau être prévenu par des cadrages très étudiés, en obliques, d’une menace qui pèse sur une jeune femme qui semble soumise aux apparences, il ne peut que trouver étrange de la découvrir elle-même prête à recourir à une fausse parenté et à exiger de ses parents divorcés une apparence d’unité pour ne pas fausser l’ordonnance des cérémonies entourant fiançailles et mariage : elle ne questionne pas les réponses données par Amuro.

Celui-ci se présente comme homme à tout imaginer, capable de répondre à tous les désirs, en trouvant des gens prêts à tenir un rôle supplétif. 

Or avec la troisième partie et la révélation de la nature de la profession d’une des figurantes d’Amuro, la chaleureuse et fantasque Mashiro, le parallèle s’impose entre cette industrie et celle du cinéma. Nanami et Mashiro, engagées comme figurantes, sont mises en scène par Amuro : il scénarise, dirige, joue lui-même. Et le voir faire n’altère pas, semble-t-il, la facilité de Nanami à se laisser manipuler.

Mais cette dernière entorse à la vraisemblance ne me retient pas d’entrer dans le film. D’abord à cause de la poésie qui tient aux rapprochements implicites, via la couleur, entre cellulaire, tablette électronique, ordinateur d’une part et aquarium d’autre part. Comme les êtres qui y habitent, ce qui passe par internet anime et peut détruire. Cette ambivalence, ce jeu de l’avers et de l’endroit, se trouve à plusieurs niveaux. Tout le long du récit entrent en danse les rapports entre exigence de sincérité et sens de la dette, makoto et giri, si centraux à la fiction théâtrale et cinématographique, et rien ne se réduit aux catégories derrière lesquelles on camoufle la complexité des êtres et leur simple appel à être reconnus  comme dignes, nonobstant les idées en cours. Un autre concept défini par le psychanalyste Takeo Doi vient à l’esprit, celui d’amaé : l’espérance de chacun de trouver quelqu’un par qui on peut être aimé quoique imparfait. 

De plus la sobriété d’effets, la présence de plans longs, stables, nous donnent le temps de nous pénétrer des diverses questions qui se posent à Nanami.

Car ce poème divisé comme une série télé de trois heures, avec un dernier tiers où se concentre la densité des thèmes, va au-delà du portrait sociologique. Celui-ci frappe sans doute : impact de la faible proportion d’enfants sur l’emploi, de l’omniprésence d’internet sur l’identité et la sincérité, coût du logement et attrait du « look ». Mais cela est abordé toujours comme élément à travers lesquels s’incarnent les mouvements de l’esprit, et donc avec un vif sens du rythme qui nous fait aller du général au singulier, de l’apparence à la réalité aux émotions et tensions des gens entre eux, comme en eux. 

Le premier tiers démonte ainsi les étapes de la cérémonie des épousailles et du mariage, aussi bien que la mise en scène du résumé des stades de la vie des mariés jusqu’au moment où ils prononcent leurs vœux. Ce détricotage des modes d’expression de nos valeurs nous inspire le désir de retrouver l’esprit qui a pu mener à la création des formes que nous avons données à nos aspirations : à la longue, l’humain ne pervertirait-il pas son désir de vertu en hypocrisie, quitte à déclarer inhumaine sa nature ? Se montrer dans la nudité de son animalité ne le cède-t-il pas à l’idéalisation de notre spiritualité ? Et si cela est vrai, alors, pour reprendre Blaise Pascal, « qui veut faire l’ange fait la bête ».

Nanami seule à la fin résiste à cette confusion entre sincérité et transparence.

Le travail de mise en scène d’Amuro en lui-même rappelle que, pour être crédible, un jeu doit se conformer à des usages. Et l’un de ceux-là est le prix du paraître. Est-il plus gênant, en effet,  d’être nu ou de mentir ? Peut-on se contenter de la simulation ou requiert-on ultimement la sincérité ? Le recours à l’argent et le fait que tout se monétise ne sont–ils qu’une plaie ou ne seraient-ils la révélation d’une incapacité à rendre à sa vraie valeur tout ce que l’on reçoit, à travers ces petits gestes de bonté, petits en apparence, en vérité tellement gratuits qu’ils créeraient une dette impossible à rembourser ? On voit encore ici se dessiner une éthique de l’esthétique, une morale du cinéaste.

Le Rip Van Winkle du titre fournit la connotation féérique, se justifie par le décor où vit en deuxième partie Nanami, et la galerie de personnages aux intentions mystérieuses qu’elle croise. On peut penser aussi que son expérience de mariage/divorce, sa rencontre avec Mashiro, les interventions d’Amuro appartiennent à une vie non encore réfléchie, dont elle s’éveille, grâce à leur rencontre, pour devenir la femme, non plus dépendante, mais autonome de la fin.

Le festival présentait la version longue, non celle de deux heures.

 

Yoji Yamada Kazoku wa tsuraiyo

 

What a wonderful family dans sa version d’exportation, le titre japonais fait écho à la série culte de Yamada, Otoko wa tsuraiyo : cette fois, toute l’institution familiale a le comportement naguère excentrique du héros, toujours par monts et par vaux, aimant une femme différente à chaque épisode, et dressant le portrait des qualités antithétiques de celles qu’on aimait attribuer à la société japonaise. Car Tora, itinérant, inconstant, impulsif, permettait aussi aux gens de sa famille liée à leur échoppe, à leur quartier, par lui, de découvrir toutes les régions du Japon, voire l’Autriche ! Cette fois une grand-mère elle-même, puis l’un de ses fils manifestent le désir de partir !

La série culte est intégrée au récit, en clin d’œil, grâce à un poster de film qui apparaît près de l’immeuble où un gendre s’apprête à engager un détective pour pister son beau-père. Si la belle-mère veut divorcer, il pense que c’est peut-être dû au fait que le mari a une affaire avec une patronne de bar ! En cette 120 ième année de l’existence de la compagnie Shochiku, Yamada, un de ses cinéastes fétiches, ouvre son film à la manière d’Ozu, dont il perpétue, avec son style personnel, l’esprit. Golf, mais surtout plan d’escalier où l’on voit les pieds de la bru, petit bar où les vieux échangent de manière plus détendue qu’avec leur famille leurs émotions : non seulement reprend-il les lieux et par moments les angles emblématiques de son prédécesseur, icône du shomingeki (fiction des classes populaires) et de la Shochiku, mais Yamada, avec autant de tendresse que Iwai en mettait à entourer de douceur son héroïne, fait se dérouler, à distance respectueuse, l’histoire d’une famille qui se mobilise pour réagir à une annonce de divorce inattendue.

Comme chez Iwai aussi, le film oppose une éthique où l’action vaut plus que les mots, héritée du bushido, adaptée à l’esprit des compagnies, à une attitude où l’autre n’est jamais pris pour acquis et se le voit signifier en mots. À ce titre, on note que la grand-mère est inscrite à un atelier littéraire. Même l’enseignant ne peut résister à l’élan de demander si elle s’est inspirée, dans le récit de la mort d’un mari, de sa propre expérience ! Yamada ne se contente pas plus qu’Iwai de souligner le prix de la sincérité : dire ce qui brise l’harmonie dont on veut projeter l’image. Il dessine aussi les contours d’une fonction de la fiction comme art de faire partager son imaginaire.

Mais, à l’occasion d’une filature, il donne aussi une leçon sur la fonction du cadrage et le rapport au temps dans notre manière d’interpréter le réel. Tout cadrage, pour être un choix, entraîne un jugement, lequel à son tour doit être recadré dans le flux d’une durée où un geste peut prendre une connotation différente de celle que suscitait sa fixation.

L’humour tient ici aussi au décalage entre le geste que le personnage choisit d’observer et le sens qu’il en tire. Bien sûr, le contraste met en cause le spectateur du film, à ceci près qu’il est mené par le réalisateur, maître du choix du cadre. Il y aurait donc, de la part de Yamada, dans la manière dont travaille le détective pour opérer sa filature, une part d’auto ironie, un rappel amusé des enjeux éthiques du choix des plans.

Son art est fondé sur un relatif effacement : comme par hasard les seuls gros plans mettent en jeu des mots, un formulaire de demande de divorce. Mais les avant-plans permettent de souligner ces détails premiers invoqués comme irritants. Ainsi des bas sales que le mari laisse l’épouse ramasser. À la complexité et à la recherche de la spécificité des moyens du cinéma d’Iwai, on peut opposer ici le recours à une manière plus conforme au genre rendu célèbre par la Shochiku qu’à la quête de singularité. À ceci près que si le spectateur devient actif et fouille le plan, suffisamment exposé pour qu’il ait le temps de s’imprégner, il découvre, comme chez Tati, des allusions à ce qui motive le comportement des personnages. Les gestes trahissent, avant que les mots ne puissent préciser en quoi, ce qui provient des attentes intimes. Une des singularités du style de Yamada est dans cet art de montrer le contraste entre les manifestations d’enthousiasme et de désespoir, grandioses, et leurs causes, minimes. Seulement il excelle d’autant à associer les mêmes expressions à des causes qui en ont l’ampleur. D’où le fait que, sentant la tendresse du cinéaste, le spectateur, par personnages interposés, se moque de lui-même.

Yamada inclut au rythme du récit l’attention à la valeur documentaire des composantes d’une action : comment s’établit le budget d’une enquête, comment on soigne les personnes âgées, quel est l’impact du vieillissement sur la vie de quartier. Le Japon dans sa modernité est donc interpelé à travers un style qui ne fait rien pour avoir l’air moderne, et sans jamais que l’on perde de vue l’effet sur les personnages de ces observations.

Si le film s’achève sur une référence explicite à Tokyo Monogatari d’Ozu, c’est pour marquer une différence, une couleur propre, possible dans le Japon de maintenant et dans la vision d’un Yamada : le pire n’est pas toujours le plus sûr, le happy end peut bien correspondre à un possible, et les brouhahas du quotidien être l’exutoire en conflits propre à traduire le désir d’authenticité, sans lequel nulle harmonie ne demeure vivifiante.

 

 

Eiji Uchida Gesu no Ai

 

L’amour des bas-fonds (Lowlife Love) constitue un portrait de l’amour tel qu’il peut être vécu dans des bas-fonds économiques, mais aussi spirituels. On y suit son héros pendant trois saisons, elles-mêmes suggérant la soumission des protagonistes à un cycle de questions et d’états d’esprits.

Tetsuo, un cinéaste interprété par Kiyohiko Shibukawa, acteur qui a parfois des airs de Johny Halliday,  vit à 39 ans chez sa mère, avec sa sœur. Celle-ci emploie ce mot de gesu, traduit par lowlife pour le qualifier (bas-fonds). Mais ce qu’elle dit à l’intimé de ce que lui inspire sa vie de parasite sans emploi, pique-assiette, obsédé sexuel, masturbateur, ne recoupe pas ce qu’elle avoue de ce qu’elle ressent pour ce frère à un tiers. Ce thème de la difficulté d’être authentique, franc, tel en apparence qu’au fond de soi (dans nos bas-fonds !) transparaît dans l’histoire de ce Tetsuo, toujours accroché à son rêve de cinéma.

Celui-ci se fixe dans le rôle de réalisateur. Tout se passe comme si cet idéal dévorait toute autre considération. Spécialiste des émotions, il n’a aucun respect de celles des autres, abuse de l’autorité qu’on lui reconnaît (quand on lui en reconnaît une). Comme les producteurs et les autres réalisateurs rencontrés, il harcèle les actrices pour recevoir des faveurs sexuelles, au mépris de leurs attentes propres (si l’on peut dire), sauf celle d’être actrices. Si le sujet du harcèlement sexuel dont sont l’objet les comédiennes n’appartient pas en propre à CE film, on voit moins souvent qu’ici autant de froideur chez elles et de sens de calcul. Ce n’est pas tant la survie économique (mais elle aussi) qui légitime cette dureté des uns envers les autres que la difficulté de réaliser ce rêve de cinéma. À un Tetsuo, manifestement marqué par ce qu’il a vécu dans les deux premières saisons relatées, enfin revenu du rôle dans lequel il se voit et prêt même à des rôles subalternes, pour peu qu’ils lui permettent de réaliser enfin son film, un des réalisateurs, celui qui jouit de ce que l’on appelle la réussite, laisse entendre : le cinéma est une pute des bas-fonds, oui, mais on ne se sent pas capable de l’abandonner.

À quoi tient cet amour qui peut entraîner la destruction de tout amour, se convertir en fin absolue ? N’est-ce bien que l’ambition d’être cinéaste ou actrice ? De briller ? Pas que… Aussi égocentriques que soient les protagonistes, ils ont tous leurs contradictions, et qui sait reconnaître la part de vérité à laquelle ils aspirent, se voit en retour accueilli, soutenu.

Dès les premiers plans du film, le décor trahit la compétition entre obsessions, sexuelle et cinématographique. Un couple dort, tête-bêche : la femme se rhabille, rappelle pourquoi elle est là, une autre femme intervient, qui utilisera le langage le plus argotique et violent et direct de tout le récit. La dureté au quotidien détonne avec l’éclat des films à divertissement ou leur idéalisation des rapports amoureux. 

Mais la caméra nous révèle au mur une photo de Cassavetes. C’est à elle plutôt qu’aux mânes des ancêtres que le cinéaste en chômage adresse sa prière matinale. On retrouvera plus tard le portrait de Cassavetes, sans compter que son ombre plane sur le tempo du film, récit pour ainsi dire troué, tant la trame laisse place à des apartés, des arrière-plans où la première impression reçue se voit corrigée. Mais cette prière du début au cinéaste américain, c’est bien celle d’un fils à son père, en conformité avec la tradition, mais ici respectée en esprit plus qu’à la lettre. Or qu’en est-il de son vrai père ? Comment le désir de cinéma de Tetsuo lui est-il lié ?

Le film réunit personnages de cinéastes d’expérience et de néophytes et raconte l’évolution des uns au contact des autres, et comment le caractère se trempe et comment ce qui semble à jamais défini peut se métamorphoser. 

Ainsi, de même que la néophyte Minami désire d’abord être comédienne pour partager un monde d’émotions, non pour être connue, (quitte par la suite à comprendre que la célébrité et la notoriété lui donneront seuls accès à de vrais rôles), Tetsuo a aussi un idéal. Bien qu’il soit narcissique, use de son image, invoque une pureté face aux compromissions qui en masquent de plus sordides, ce qu’il cherche par le cinéma, ce n’est pas seulement l’excitation de la découverte et de la créativité. Il entend bien communiquer par là quelque chose de fondé non seulement sur les films qui l’ont touché, comme Easy rider, mais sur son expérience de la réalité difficile de la rencontre entre nos espérances et le réel. Cela se voit à ce qu’il attend, en auditions, des comédiens. Cela se trahit par le titre du seul film qu’il ait réalisé, auquel il trouve juste d’attribuer ce nom : La Truie.  Il a un vrai sens de ce qui fait la spécificité du cinéma, et c’est à celui qui aura réussi à lui faire une difficile confession sur la nature de son amour, qu’il dévoilera celle de ce qui le lie au cinéma, art de la lumière en mouvement. 

Celle-ci d’ailleurs fait l’objet de la discussion la plus proche du « vrai » cinéma avec deux de ses acolytes. 

Et de celle-ci aussi joue Eiji Uchida, ainsi que de la stabilité ou de la mobilité secouée de la caméra, à la fois en clins d’œil à des formes de cinéma pratiquées dans les bas-fonds du cinéma, dans ce cinéma indépendant dont Tetsuo se revendique, mais aussi pour rendre les hauts et les bas , les nonchalances et les tensions d’une vie en quête de crédibilité, les écarts entre ambitions et grandeurs affirmées et petitesse de désirs si dérisoires, en contraste, que les personnages en ont honte.

Kikenna, katai, kitanai : dangereux, dur, sale, les trois K, ainsi dans mes premiers voyages au Japon les gens du milieu du cinéma indépendant me caractérisaient-ils les métiers du cinéma. En 2016, Uchida maintiendrait les termes. Sur un ton qui marie les leçons du documentaire en direct avec l’autodérision. Je ne sais pas si les indépendants comme Koreeda ou Kawase reconnaîtraient ici leurs conditions de travail – n’ y a-t-il pas des façons d’être un cinéaste indépendant? – mais ceux qui ont débuté leur carrière dans le cinéma de genre ou le roman porno riraient (de complicité, sinon de nostalgie) à découvrir ce producteur grand parleur, usant d’un discours de théoricien pour charmer les actrices et les peloter en catimini (pas dupes, elles se défendent mollement, à la mesure du pouvoir réel qu’elles lui attribuent de leur avoir un rôle). Mais ce producteur parle le langage des yakuzas : il en connaît probablement, et par là aussi le cinéma des bas-fonds rejoint l’économie des bas-fonds, et la façade de chacun dit bien quelque chose aussi de ce qu’il y a au plus intime de soi.

Même dans l’eau souillée, fleurissent les blancs nénuphars, suggère une longue tradition narrative japonaise. Ici aussi des moments de pureté sincère surviennent, des histoires sur le désir d’amour, voire, au cœur de la froideur censément définitive, l’espérance que la sincérité et la modestie d’une demande ranimeront un idéal en apparence renié.

On pourra lire en anglais un entretien avec le cinéaste. On y découvre que le jeune scénariste du récit, qui a vécu à l’étranger, dans un pays où le christianisme tient une grande place, fait écho au réalisateur qui a grandi au Brésil, est venu au Japon, a travaillé comme assistant de Kitano. Voir http://www.geekadelphia.com/2015/05/01/a-chat-with-eiji-uchida-director-of-greatful-dead-interview/

 

 

 

 

Norihiro Koizumi Chihayafuru Kami no Ku 

 

Chihayafuru Première partie renoue avec ce classique des films populaires ciblant les adolescents : le récit qui oppose une équipe aux membres a priori peu taillés pour la compétition à une autre qui forme une unité en apparence soudée. On se souviendra du film de Suo, Sumo do, sumo don’t. Ici aussi une forme traditionnelle est confrontée aux usages modernes, le souci d’ajuster l’esprit d’une tradition aux changements propres à la modernité s’exprime. Jusqu’au mode de salutations avant le duel rappelle le sumo. Mais à la différence du Suo, le Koizumi n’intègre pas d’étrangers en élément atypique de l’équipe. Le fait que les tournois de sumo comportent la présence d’étrangers, même aux noms japonisés, n’explique pas seul cette différence : Suo pousse plus loin la réflexion sur les rapports du divers et de la ressemblance. Koizumi semble davantage soucieux d’inscrire l’individu dans ses racines collectives.

Le jeu de karuta présente également sur le sumo la différence suivante : il concerne directement la fonction de l’art. Il se joue à partir de cent poèmes composés à l’ère Heian (9 ième au 12 ième siècles), par des poètes de cour. De formes brèves, ces oeuvres associent des éléments de la nature et des saisons à des états du cœur. Au cœur de beaucoup, la solitude.

Le jeune public japonais se verra convier à la fierté de cet héritage, à son ancienneté, et par le personnage d’Oe, jeune passionnée du sens des textes, il sera invité à voir au-delà du prétexte à compétition, du goût de l’endurance et de la performance physique que ce « sport » implique. Le film devrait sur le public nippon agir davantage en renforcement de ce qu’il aime de soi, contrairement à l’œuvre plus troublante d’un Uchida. Par contre. les étrangers seront surpris de découvrir la part du corps, celle de la consommation de sucre et de son effet sur l’organisme, la nécessité de développer son endurance pour soutenir la tension des compétitions, la force et la violence des gestes soulignées par le vol des cartes à jouer qu’on doit exclure du territoire de son opposant, violence telle que certaines se fichent dans les cloisons... 

Ces derniers aspects risqueraient, sans cette Oe, de faire oublier la portée des textes mis en jeu : un Iwai aurait davantage peut-être exploité la vie intérieure de ce personnage pour donner à comprendre d’où venait chez elle en particulier, dans son passé, une telle passion du sens. Un Uchida l’aurait-il confrontée à son idéalisation des poètes ? Comment aurait-il abordé ce jeu des rituels des matchs avec la quête de ce qui est propre à chacun ? Koizumi montre une équipe soucieuse à l’endroit des individus. 

Notons que, si l’on sait gré aux poètes d’attirer notre attention sur tel aspect de nos vies, en retour leurs textes, après mille ans d’analyses et des millions de lecteurs, préservent leur effet Rorsharch : le regard du lecteur et ses antécédents décident d’une interprétation. Un même poème se verra ainsi tour à tour occasion d’un moment de complicité dans la tristesse et invitation à un sursaut de combativité.

Le capitaine de l’équipe est amoureux silencieux de celle qui a toutes les apparences et la force réelle pour être l’âme naturelle de l’équipe, Chihaya : ce sont les héros. Leur relation fournit l’axe autour duquel gravitent les trois autres membres et cet ami d’enfance, Arata. Les deux héros déterminent leurs réactions et ambitions présentes à l’aune de leurs rapports avec cet ami, et donc avec l’enfance préservée en eux. La permanence de l’esprit d’enfance se trouve exprimée par Koizumi au moyen de brefs recours, en générique et parfois sur une carte, à l’animation. Plus souvent par des ralentis. Ils soulignent cette mystérieuse puissance qui nous anime tous, destin ou divinité. 

Fleurs de cerisiers vues en masse, mais aussi en une seule grappe, papiers déchirés comme autant de fleurs, flocons de blancheur traduisent simultanément et le caractère éphémère des êtres et la continuité à travers les siècles de cette sensation de fragilité, pourtant conjuguée à celle d’une énergie qui traverserait l’être humain et qui ne demanderait qu’à s’écouler avec grâce, celle que suggère justement … le ralenti.

Le sens des couleurs, nourri de celui des artisans de kimonos comme de celui des peintres de jouets pour enfants, l’attention au timbre de voix chantonnant des lecteurs de poèmes aussi bien que de celui des cinq protagonistes contrastent avec l’usage, exagéré à mes oreilles, du piano. Mais cet usage ne provient-il pas lui-même de la tradition du cinéma populaire, qui sent le besoin d’appuyer l’effet de délicatesse et de mélancolie, alors que les autres éléments du langage cinématographique l’avaient pourtant déjà induit en nous fortement ?

Le spectateur étranger est plutôt convaincu que ce qui distingue la culture japonais de l’occidentale, en particulier de la québécoise, serait le fort attachement à l’unité de groupe par opposition au désir de laisser s’épanouir chaque personnalité selon sa singularité : il verra ici comment ce travail d’équipe non seulement est conquis sur les forces centrifuges que représenteraient éventuellement les individualités, mais ultimement par la valorisation de cette singularité qu’il s’agit d’apprendre à se couler dans celle des autres. Autant dire que l’on aura d’autant plus le réflexe d’accentuer le prix de l’esprit de communauté qu’on est tiraillé par une vive sensibilité à une solitude exacerbée par le sentiment de l’évanescence de toutes choses. Mono no aware, impermanence des êtres, tristesse émanant des objets : ces concepts sont enseignés dans toutes les écoles secondaires du Japon précisément quand on aborde les cent poèmes.

En même temps, le spectateur du plus incisif L’amour des bas-fonds retrouvera ce dilemme de la coexistence de l’amour avec la passion du jeu : l’intuitive Chihaya ne semble pas mesurer tout à fait ce qu’il en est des sentiments du capitaine à son endroit, son intuition ne la rend pas plus réceptive pour autant à ce qui se dit par la sonorité propre de la voix de son capitaine. L’on ne gagne qu’en se concentrant sur UNE passion : que feraient Uchida et Koizumi d’une adaptation en culture japonaise de la nouvelle de Balzac, Le chef d’œuvre inconnu ? À travers cette passion toutefois, laisse entendre Koizumi, la connaissance de notre singularité s’affine. 

Et ainsi chacun danse-t-il entre besoin d’appartenance et nécessité de se sentir, soi, de quelque apport, de se faire rappeler qu’il ne fait pas nombre, mais que sa qualité propre compte.

Un film qui communique la joie.

 

 

Norihiro Koizumi Chihayafuru Shimo no ku 

 

Chihayafuru Deuxième partie ne se borne pas à nouer les fils laissés en suspens par la première partie. Le duel éludé en match se transpose ici en affrontement de l’héroïne avec elle-même et questionnement d’Arata qui, enfant, l’a initié au jeu de cartes avec ses propres motivations. Pourquoi chacun joue-t-il donc ? 

Les autres demeurent présents jusque dans notre solitude, notre perception d’eux d’ailleurs la définit. Autour de cette proposition s’organise un jeu d’oppositions d’où naît la dramatisation. L’introduction d’une figure nouvelle comme rivale et le retour d’un adversaire inquiétant vont permettre de faire jouer le mantra du film de sport : l’on n’apprend que d’adversaires à la hauteur des fins que l’on vise.

Comme si le récit s’adressait à un hikikomori, à celui ou celle qui serait tenté en milieu scolaire par l’isolement, quitte à le magnifier en culte de l’excellence, la trame narrative met en parallèle la recherche d’un style personnel  et le plaisir d’agir en équipe. Cette expérience de la solitude angoissante que l’on chercherait à convertir en voie d’ascèse trouve son antithèse dans l’intégration des différences qui justifient le prix de chaque individu dans le groupe. Le spectateur moins familier de la culture japonaise y verra encore plus nettement, jusque dans le discours du maître, comment le modèle japonais de communautarisme n’exclut nullement la prise en compte des individualités. Idéalement…

Plus que dans la première partie, les répliques relatives à l’importance de la transmission et du soutien parsèment les duels. Les icônes du Japon traditionnel : rizières, Fuji, accent régional des personnages d’Arata et de la « reine du jeu » insistent sur l’enrichissement que l’individu doit non seulement à la tradition nationale, mais aussi, peut-être surtout, à ce pays que le japonais désigne sous le nom de furusato, parfois traduit en pays natal. Ce pays qui a fondé notre découverte, dans telle nature, auprès de telles personnes, des émotions fondamentales qui nous animent, pays bien délimité, paysage et microcosme de notre enfance.

Il y a une ironie dont je ne sais si elle consciente chez les auteurs. On insiste sur l’importance et le plaisir du jeu en équipe, mais l’ambition d’Arata enfant est d’être champion du monde ! Comment ? En devenant celui du Japon. Le jeu n’étant en effet joué qu’en ce pays, on peut ainsi s’estimer maître du monde ! Cela, au niveau de la nation, ne rejoint-il pas l’idéal de la reine du jeu, qui croit à un style purement individuel, plutôt que celui de l’équipe de Chihaya, présentée en modèle par le film ? On voit poindre la différence avec le regard qu’un Takashi Miike nous invitera à porter dans TerraFormars.

Les remarques sur le style du film faites à propos de la première partie demeurent les mêmes pour le traitement de la seconde. Mon intérêt et sentiment de ne pas, malgré tout, assister à une redite tient à cet approfondissement du point de vue des cinéastes et de la mangaka, auteure de l’œuvre originale, sur ce thème de  la formation de l’identité en relation avec la transmission d’une culture.

 

Kiyoshi Kurosawa Kuripi Itsuwari no Rinjin

 

Creepy est un mot qui correspond au hidoi une fois énoncé par un personnage : effrayant et étrange à la fois. Présent dès le titre japonais, il y est suivi d’une expression impliquant les idées de voisinage et de mensonge. Le récit sera porté par un enquêteur, récemment déménagé, résolu, suite à une enquête dont la fin a été tragique, de devenir enseignant. Mais sa curiosité est la plus forte et le voici entraîné dans ce qui constitue la trame en apparence principale : se pencher sur un cas de disparition laissé irrésolu. En fait, elle se joindra à une seconde, un temps en apparence parallèle, puis liée, enquête sur le voisinage. 

Ce lien, le spectateur pouvait le pressentir. 

Quelques coïncidences dans le comportement des personnages mettent à mal la vraisemblance. Ainsi surgit par hasard un témoin, le jour même où Takakura, l’ex-inspecteur, vient sur les lieux d’un crime. Passe encore. Mais quand, après un récit prenant, le cumul des révélations survient, quand surtout un chef inspecteur, qui a donné des signes d’être convaincu des soupçons de Takakura, s’aventure seul malgré tout dans la maison du suspect, mal éclairée, alors je décroche… 

Si j’avais vu le film en salle aurais-je entendu des rires ? De nervosité ou d’incrédulité, de complicité dans l’humour noir ou de défense contre l’horreur ? 

Devant mon petit écran, ce qui contredit alors mon sentiment d’invraisemblance, et ne me fait pas rire, c’est sans doute le souvenir de faits divers horribles, périodiquement à la une de nos médias: comment X a gardé prisonnière des années une telle, comment tel voisin sympathique s’est révélé tueur en séries, comment des gens ont pu avoir des soupçons et les garder pour soi.

Mais c’est aussi les indications données par les protagonistes eux-mêmes. Par exemple, cet aveu d’une voisine qui préfère ne pas se lier, car la dette engendrée par la reconnaissance finit par décider de notre destin. Alors, plus encore que la recherche en solitaire de Takakura, celle de ce chef inspecteur, qui agit au mépris des protocoles d’intervention face à un suspect, m’incite à remettre en cause la motivation à l’origine de notre quête de vérité, et surtout du désir de la mener seule.

Si je résiste à cette petite voix qui me pousse à chuchoter, « mets en pas plus », et si je me laisse reprendre par le récit, c’est qu’il est, en ses trois premiers quarts, une remarquable construction. Celle-ci enserre le spectateur dans la voie d’une méditation. Comment ?

Le premier plan, familier aux fidèles du réalisateur, met en évidence, en caméra d’abord immobile, un lieu dépouillé d’ornement : sur les murs, seuls un thermostat et un l’enveloppe d’un fil. Aux fenêtres des barreaux. Pendant quelques secondes, la pièce censément vide est le personnage. Fonctionnel, rigoureux, dépouillé. Comme la logique. Entre en chandail de teinte douce, de dos, quelqu’un qui introduit la parole dans le langage visuel. La caméra se déplace : on est bien dans une salle d’interrogatoire. Or qu’est le suspense sinon la quête d’une révélation, ponctuée d’interrogations ?

Visuellement tout le film pourrait avoir été cadré par un Mondrian qui aurait demandé à Junichiro Tanizaki, auteur de L’éloge de l’ombre, de régler les éclairages. Dans chaque scène, voici des fenêtres, ici avec barreaux, là givrées, là closes. Et des portes : en bois, en métal. Plus le film avance, plus apparaissent les cloisons parfois fixes, mais transparentes, parfois mobiles : celles-ci, va-t-on se résoudre à les ouvrir ? À tour des rôles des personnages reviennent sur leur désir initial d’entrer, d’ouvrir les portes, comme avertis par un instinct. 

Une intuition de détective, comme le dit l’épouse de Takakura ?

Si le langage visuel du film traduit ce qu’en mots l’enquêteur exprimera être « une ambiance de crime », c’est qu’il est près justement de l’intuition, première à guider le personnage. Comme le spectateur. Mais celui-ci n’est-il pas manipulé, ou, pour être plus juste, conditionné, poussé dans une voie d’interprétation par le jeu des lignes et des teintes, par cette construction visuelle ? N’est-il pas formellement invité par Kurosawa à interpréter ?

Mais il y a dans l’intuition un je ne sais quoi de flou : les mots, au contraire, orientent plus directement le regard vers  UNE interprétation. Et dès le début, Kiyoshi Kurosawa dispose le spectateur de deux façons, par le biais d’une réplique. Il y a d’abord cette voisine qui se défend de se lier avec les nouveaux arrivants dans le quartier que sont les Takakura : cela, nous l’avons vu, entraîne des devoirs auxquels il n’y a pas de fin. Mieux vaudrait-il donc rester à part soi ? Pas si l’on envisage le sort du chef inspecteur, pas si l’on prend en compte la fin. Rappelons qu’on retrouve dans le film de Shunji Iwai la même appréhension des conséquences de ce pilier de la société japonaise, le giri, sentiment d’interdépendance, de dette à l’endroit d’autrui. 

Quelques minutes après l’observation de cette voisine, Takakura brosse à ses élèves le portrait de trois catégories de tueurs en séries : rationnel, irrationnel et mixte. Ce dernier type serait le plus difficile à cerner. Ainsi sommes-nous conviés à suivre les Takakura dans leur vie de voisinage, à appréhender la lourdeur des conséquences de cette relation, et nous voici portés simultanément à classer chacun des personnages selon la typologie esquissée des tueurs !

Par ailleurs, cette mixité difficile à pénétrer n’est-elle pas aussi le fait de CE récit qu’on est en train de regarder ? Aussi bien que l’aventure du tournage, l’action de voir un film n’est-elle pas composée de ce jeu entre ce qui se déduit et anticipe et ce qui relève de l’imprévu ?

Si les mots sont vecteurs d’interprétation et aident à mettre en foyer ce que l’on recherche, le langage visuel reprend le dessus comme facteur d’inquiétude. La caméra se déplace ostensiblement en perspectives à l’occasion « peu naturelles », ou elle avance comme dans tout bon film de fantômes dans des corridors obscurs où autant de portes entraînent autant de menaces. Si tel voisin semble paranoïaque, comment l’enquêteur lui-même se défendra-t-il de cet avers de ses qualités d’interrogateur ? Traquer le violent, n’est-ce pas tôt ou tard être confronté non seulement au surgissement de sa propre violence, mais à la nécessité même d’y avoir recours ?

À son tour, le spectateur…

Les maisons avec ces portes et ces fenêtres donnent aussi figure concrète à la société. Entre nous, nous posons ces limites, présentons une façade, mais celle-ci prolonge-t-elle nos qualités intérieures ou masque-t-elle la réalité de nos frustrations, manques, désirs ?

On voit que, pour moi, l’intérêt du film est bien dans ce jeu avec fenêtres et portes : faut-il les ouvrir ou les tenir fermées ? Manipulation ou expression, séduction et destruction, il s’agit de distinguer le faux du vrai, le souvenir effectif et l’invention rêvée qui retarde le moment de confrontation avec le souvenir réel. À quoi nous ouvrons-nous, que masquons-nous, comment pressentons-nous l’existence même de ce que nous affirmons ignorer ?

Kurosawa brosse certes le portrait des risques d’une vie coupée d’autrui, mais ni psychologue, ni sociologue, il le fait essentiellement en poète. Ce qu’il a à partager, c’est bien un sens du mouvement de notre pensée, non pas seulement le rythme de la relation des gens entre eux, mais aussi celui de chacun, tel qu’en son intime conscience tout s’entrecroise. Entre habitudes et nouveautés, adaptations et répétitions. Les portes et les fenêtres sont celles de notre mémoire et de notre propre action de penser. 

À qui dire la vérité de nos humeurs, si, même par honte ou désir de protéger ceux et celles que nous aimons, nous en sommes incapables avec eux ? Peut-être que par la fiction…

Ne nous resterait-il qu’à libérer un cri, ou celui-ci trouverait-il sens par un travail subséquent,  par la vertu du récit, du rythme donné aux forces contradictoires qui nous animent ? 

Faire un film, le regarder et l’entendre, cela nous accorderait-il la possibilité d’ouvrir les portes et de voir par les fenêtres ?

 

 

Takashi Miike Terafomazu 

 

TerraFormars s'amuse à faire des clins d'œil à Blade Runner, Star Wars,  et le western spaghetti en nous contant le récit d'une conquête de Mars. Mais c'est le retour de scènes non fictives, documentaires, sinon documentées, qui donnent son sens à ce qui se présente sous les traits d'une SF burlesque. L'ennemi y est, en effet, la coquerelle, qui a muté, ne disons pas comment. Sur fond d'explications s'appuyant sur la théorie de l'évolution, le spectateur est invité à prendre le parti des Terriens. Et comme dans un Godzilla de naguère, les monstres terriens sont au côté des Terriens contre les monstres martiens, par là s’exprimant la connivence qui lierait le vivant à son milieu. 

La répétition de scènes d’explosion des entrailles en jets laiteux ou d’affrontements en cascades où écrabouillements et décapitations se suivent m’ennuie : je vois bien où l’exagération devient source de comique, mais la RÉPÉTITION, loin de me faire rire, me paraît davantage là pour susciter des oh ! et des ah ! Est-ce hasard si les ennemis prennent des poses de lutteurs de Combats extrêmes ? J’arrive aussi peu à me réjouir de cette surenchère, dans ces matches, au-delà d’une limite vite atteinte. 

En même temps, je trouve une qualité poétique aux mutants, dont une forme de sensibilité passe sous les apparences. Et je suis ébahi par l’habileté de Miike aussi bien à associer en ces éléments improbables des thèmes d’actualité qu’à composer avec sa maîtrise des mouvements lents ici, rapides là, plans brefs ici, paysage grandiose là, un rythme qui soutient mon intérêt et me fait passer par dessus mes réticences pour me réjouir de l’imagination et des enjeux que le film soulève.

En effet, sous ces dehors loufoques ou grotesques, au milieu de ces allusions à des films, Miike trouve le moyen de brosser le portrait des damnés de la Terre, les plus mal lotis n'étant pas les criminels, fraudeurs, tueurs et yakuzas, mais celui qui se trouve, boxeur, être tout simplement pauvre! C’est à la lie de la planète, du moins selon le jugement des élites, que l’on confie de superpouvoirs et la conquête susceptible d’imposer l’hégémonie du Japon. Mais le mépris subi pourrait bien entraîner le corps expéditionnaire à chercher d’autres motifs à l’action !

À cette pointe contre les inégalités s'ajoute une critique du nationalisme quand il se conjugue avec une volonté de puissance hégémonique. La conviction d'être unique mènerait vite à celle de se considérer droit de vie et de mort sur tout vivant différent de soi! 

La figure du savant fou, qui s'en sort sur le dos de ses créatures, n'est pas la seule façon dont Miike nous prévient contre l'angélisme. Ces fragments de documentaires sur la résilience des insectes et leur capacité létale spécifique nous éloignent d'un écologisme qui serait remède à l'ubris humain: tant de puissances et d'ingéniosité dans la façon de se défendre et d'attaquer des êtres nés de la seule nature vient ajouter aux sources d'inspiration de ceux et celles que la volonté de puissance et la jouissance de son exercice séduisent au point d’en devenir une finalité. La Nature ne serait-elle pas elle-même un Savant Fou ?

Mais la critique du nationalisme politique n'empêche nullement l'artiste de s'inscrire, en plus de celle du cinéma, dans l'histoire culturelle de son pays. À voir cette apparition qui devrait annoncer, tant elle unit les adversaires dans la contemplation, la paix, on sait, par sa blancheur en écho du kimono blanc du samouraï prêt au hara-kiri, qu'elle annonce la mort. 

Beauté et mort ont une longue relation dans la fiction nipponne, mais aussi ce sens de la répartition des vides et des pleins, pour mettre en valeur la métamorphose perpétuelle des êtres. En outre, tout le récit insiste sur le lien entre lieu et espèce : l’abeille japonaise a des propriétés distinctes. Au-delà du darwinisme évoqué, il y a une perspective nourrie de shintoïsme et de bouddhisme dans cette lutte où chacun est aux prises avec le jeu des apparences et des désirs. En vérité, la vitalité, semble suggérer Miike, échappe à toute rationalisation. Agir SANS raison, voire irrationnellement pourrait bien être inscrit dans notre (la !) nature même.

Mais cela n'empêche pas la découverte du lien de solidarité et de reconnaissance, lien si intimement associé aux représentations sociales du JAPON, en théâtre comme en film comme en roman. Ainsi, à la suite du Bradbury des Chroniques martiennes et du Sogo Ishii d’Electric Dragon 80,000 Volts, voire d’Akira Kurosawa dans les sixième et septième rêves du film de ce nom, Takashi Miike souligne et la capacité de l’homme de tirer vers ce qui lui est familier l’inconnu, et celle de voir lui échapper, par l’effet de mutations, le contrôle des conséquences de ses créations.

Quelques heures après avoir vu ce film, au moment de m’endormir, sur le fond noir des paupières, voici que se dessinent en surimpression des visages humanoïdes en corps d’insectes.

 

Akira Nagai Sekai kara neko ga kietanara 

 

If Cats Disappeared from the World est aux antipodes du film précédent. L'ouverture m'inquiète, avec ce fond flou et ce piano omniprésent. De fait, la bande son, très travaillée, nous ramène cet instrument au point où il me paraît redondant. Cela annoncerait-il du kawaii à profusion ? Un mélo rafraîchi ?

Mais s'il y a surcharge musicale, le cinéaste réserve des surprises visuelles. Ainsi les gros plans de roues de vélo, à leur reprise, servent-ils à définir un emploi. Plus suggestive encore, l'utilisation de la lumière: sous-exposée dans les moments qui confrontent le héros avec un choix en apparence impossible ou tragique, surexposée quand il s'agit de souligner un instant de douceur, bleutée ou rouge ailleurs, la lumière, saturée ou pas, colore littéralement le mouvement de pensée du personnage principal dans ce long retour sur ce qui a compté dans sa vie et qu'il nous communique en voix off, par moments, en une lettre dont le destinataire sera révélé à la fin. Même si un protagoniste dit les vertus du happy end annoncé, puisqu’il permet d’affronter la possibilité du pire « en restant relax », le spectateur ne connaît ni la nature de cette fin, ni les étapes qui y mènent : un suspense demeure, par petites touches.

Sans doute le cinéaste, par son propre talent d'expression en certaines scènes, n'échappe-t-il pas aux longueurs. En effet, certains moments ont la force de haïkus, humour, saison et émotions saisis tout en un. Mais tout devient, par répétition de ton et de types de moments, prévisible. S'il y a répétitions et tentation d'expliciter ce qui était suggéré, il y a parfois de ces retours qui introduisent néanmoins des nuances. Et il en est ainsi de chacune des réserves que je suis tenté de faire, tandis que je reçois le film. 

Le cinéaste fournit lui-même, par la voix d'un globe-trotter, ce qui constituerait le cœur de la vie, et par conséquent de la fiction qui cherche justement à en donner le rythme: il y aurait autant de cruauté que de beauté. Et de la cruauté, me dira-t'on, n'y en a-t-il pas ici? Certes, mais jamais issue de pulsions internes, d'actes méchants. Jamais elle n’est montrée, comme dans les films de monstre, avec la fascination que son exercice peut donner à qui la choisit. Le seul regret du héros est de n'avoir su être présent, comme il le désirerait maintenant, aux gens qui comptaient pour lui. Mais cette perception sévère de soi est démentie par au moins un personnage. 

Le film me retient ainsi par sa manière de s'inscrire dans le fil qui relie mes visionnements : à quoi bon la fiction ? Le héros, en effet, est invité, par un personnage – la mort? Son double? – à un choix faustien. Atteint d’une tumeur au cerveau, il voit apparaître un être mystérieux : celui-ci lui propose d’échapper à la mort. Il doit éliminer de la planète un objet pour gagner une journée de vie, mais ce double reste maître du choix de la chose à éliminer. 

Et notre héros de se demander à qui il manquerait, en quoi le monde se ressentirait de sa mort. On découvrira que cet égocentrisme, en réalité, témoigne d'une réaction de la peine connue à la perte d'un être.

Mais la fiction là-dedans? 

Parmi les objets dont le héros consent à voir la disparition pour gagner une journée de vie, il y a le cinéma. Son ex lui signale qu'il a toujours fait face aux enjeux en se racontant des histoires. La fiction serait donc un moyen de retarder une décision ou mieux d'en peser les alternatives, pour l’asseoir fermement. Mais elle est aussi occasion d’échange : par l’intermédiaire du film naissent conversations et amitié.

Or sur quoi repose la fiction, sinon le temps ? Le père du héros, horloger, paraît absent et le fils a des difficultés avec cela. Mais, comme le temps, ce père s'avère présent. La fiction serait donc une forme d'horlogerie, une façon de mesurer le temps, avec retours en arrière et anticipations, dont une première d'ailleurs en début de récit contredit la tentation mélodramatique annoncée par la surcharge musicale. 

Rapport au temps, mais aussi liaison entre gens et expériences, telle est aussi la fiction. En leitmotiv, ce qui me touche, voici l'affiche de Limelight de Chaplin. Film où, contrairement au film de Nagai, je pleure aux vingt minutes... Ce qui me manque pour que j’y réponde comme avec le Chaplin, c'est le contraste, des aspects plus troubles du héros, moins lisses, plus... miikiens! 

À ceci près, je vois en ce film confirmation de l'extrême difficulté à filmer ce par quoi la vie est belle sans en rendre convenue l'expression. Et le cinéaste mérite ma reconnaissance de s'y être essayé, d'y avoir réussi par moments : l’ombre de Naruse et de Shimizu , mais aussi des pointes d’un style singulier émergent.

Le cinéaste nous invite à dire arigato à la vie : ce n'est pas si fréquent, du moins dans le cinéma qui, comme ici, témoigne d'un certain sens des ressources propres de cet art. Du côté de Yamada et d'Iwai,  je me suis trouvé encore plus près de mes attentes à cet égard.

 

 

Shinsuke Sato Toshokan Sensô The last Mission

 

The Library Wars : The last Mission poursuit le récit dont la première partie a été présentée à Fantasia en 2013 et a été recensée pour shomingekiblog.blogspot la même année. 

Shinsuke Sato nous entraîne dans un Japon où le débat sur la liberté d'expression, représentée par celle de l’accès aux livres, a mené à la création de deux clans, évocateurs du temps des guerres civiles opposant un fief régional à l'autorité shogounale avec son désir de centralisation. Un groupe d'élite de 54 soldats défend les bibliothécaires, au nom d'une loi assurant l'autonomie des régions dans la responsabilité de protéger l'accès de tous aux lectures de leur choix. Un ministère s'appuie sur une loi de salubrité publique pour opérer un tri et une censure au nom de la protection de l’enfance et de l’unité nationale. Dans ce monde, la loi permet l'affrontement armé dans les limites d'une bibliothèque. De chaque côté, s’opposent des corps d’élites.

On se retrouve donc avec des bibliothécaires miliciens. Le moral des troupes est atteint. Car tout semble toujours à refaire, avec des morts et dans l’indifférence du public : les bibliothèques ne sont-elles pas peu fréquentées ? Et le seul écrivain, auteur d'un essai sur la liberté dans sa pureté, profitera de cette usure des convictions, de cette lassitude devant le statu quo armé, pour chercher à débaucher Kasahara, l'héroïne. Celle-ci se présente comme une femme de corps plus que de tête, d'action plus que de contemplation. Et de fait, seul son amoureux secret sera vu en train de lire, et ce, alors même que la milice monte au front. Si l’on s’en tient aux images montrées, le livre devient un symbole plus qu’un objet de consultation pour cette milice, prête à défendre même ce dont on voit peu de ses membres faire usage. En cela, ces miliciens incarneraient l’esprit démocratique.

Mais les livres ne sont pas si absents, plutôt présents dès le générique, colorés. Un flash back correspondra au seul moment où Kasahara tient à UN livre, un manga. Ainsi se trouve justifié ce droit d'accès à TOUT ce qui se publie: il n'y a pas de genres mineurs. En fin de film également les rayonnages remplis coloreront l'univers de ce Japon, alors que le reste du récit se déroule sous un jeu de lumière bleue, de noirceur, du gris des boucliers. Les teintes froides ramènent le spectateur au dilemme de Kasahara: pour défendre la paix et la liberté, faut-il donc la guerre et tuer?

Ces couleurs froides sont appuyées par une musique qui, pour être convenue dans les scènes épiques, est parcimonieusement utilisée. Par contre, la bande bruits, avec ces toc toc d'ongles sur un bureau, pof pof de pas, comme des gouttes, s'ajoute au jeu des cadres dans les cadres pour faire partager l'impression de confinement des combattants. 

Cette froideur souligne en fait la dureté de l'expérience de guerre, elle se trouve accentuée par la prédominance du métal des armures et du béton des murs. Le multiple y devient tentation d'anarchie, l'ordre requiert l'uniformité de propos et d'action: les adversaires partagent l'aptitude d'agir en groupe, comme un seul homme, en un ballet orchestré, dans l’usage des objets comme des mouvements. 

On notera la sensibilité à l’aspect formel des lettres, à la calligraphie unique et harmonieuse, celle de cet exemplaire, unique, du document qui justifie l'existence d'une milice de défense des bibliothèques, celle des formulaires administratifs, mais on ressentira à la variété de la graphie des titres de livres l’expression de ce désir de liberté et de diversité des sensibilités. 

Dilemme donc, puisque le divers doit sa défense à la capacité de faire un!

De cette froideur et de cette lucidité qu'on nous invite à partager le temps du visionnement, Sato nous tire enfin par le générique de fin: le défilé des noms des membres de l'équipe requise pour que CE film existe se superpose à des inserts où se nouent les fils laissés lousses et où dominent les teintes chaudes, voire  le rappel du seul élément de nature qui tranche vraiment avec le béton et le métal. Ces dernières minutes constituent d’une certaine façon le condensé des réponses au « pourquoi nous combattons » qui hante les protagonistes.

Bien dans l'art du récit traditionnel au cinéma, ce regret, par les héros, de n’être pas plus présents à leur maison familiale, de négliger les parents, et ce rappel aussi de la bouffe comme rituel de bonheur: la partager, c'est prendre le présent pour un présent, avec les gens qu'on aime.

Alors qu'au début on ne s'identifie qu'aux " bons ", premières victimes, le cinéaste inclut celles du parti adverse dans des plans où on en voit la fatigue et la vulnérabilité. Et comme l'intellectuel manipulateur se révélera aussi, en plus de son cynisme méprisant, possédé d'un sentiment de lutte fratricide, le lien avec le Japon des guerres civiles se précise, en même temps que la dénonciation de la guerre : elle serait moins le fait des soldats que des politiques, manipulateurs. On reviendrait à cette dichotomie d’après-guerre, tant exprimé au cinéma, entre un peuple qui mériterait mieux et des politiciens magouilleurs, responsables de la guerre.

L'usage rythmé des boucliers et la mise en scène du déploiement des soldats rappellent aussi les films de samouraïs. 

La tradition narrative se trouve affirmée également par le portrait de deux héros courageux, surmontant leurs peurs, mais qui peinent davantage à exprimer leur amour à l'être aimé. En vérité, bien qu'encadré par des plans de livres, le récit demeure moins une invitation à la lecture qu’à la nécessité de l'engagement, si l’on veut la liberté. Miliciens ou forces attaquantes sont magnifiés, et autant que la liberté de lire ce que l'on veut, la nécessité d'une armée résolue, prête à obéir à son mandat " sans réfléchir " s'impose au fil des étapes d'une action dont l'issue finale tient à la persévérance de Kasahara : gaman suru, ne lâche pas, entend-on quotidiennement au Japon. 

Que celle-ci soit associée à la camomille, fleur tenace, endurante, aux couleurs chaudes (jaune) avec du blanc (antithèse absolue du noir si présent) souligne encore la manière dont Sato se sert des ressources de sa tradition narrative, ici dans son attention à la flore. Si l'on trouve peu de passages sur la nature de la lecture ou les raisons de la fiction, une réplique néanmoins pourrait être prêtée au cinéaste et au romancier dont l'œuvre a inspiré le film: une société qui brûle les livres finit par brûler les hommes.

On peut lui en joindre une autre, que je tairai pour les besoins du suspense, et énoncée par celui qui a mis sur pied cette milice d'élite. Son esprit consiste à renvoyer chacun à lui-même plutôt qu'à se faire le juge d'autrui. Les ralentis d'une foule qui reçoit avec le même visage les slogans publicitaires et les topos relatant la guerre en cours donnent à penser que le réalisateur endosse comme exprimant ses propres convictions les deux répliques évoquées.

 

Library Wars : un film de guerre donc, une fiction qui dessine en traits plus larges les courants d'opinions qui traverseraient actuellement les Japonais.

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