Le vieillard fou de cinéma japonais au FFM 2016

 

 

par Claude R. Blouin

Quand passe Susanoo

 

Un festival à la fois, le vieillard fou de cinéma japonais teste sa capacité à couvrir le cinéma japonais qui s’y trouve présenté. Pour m’en tenir à cette seule cinématographie, je constate que le FFM se signale par la place accordée en nombre et variété aux documentaires, mais aussi, ces dernières années, par un choix de films formellement plus conventionnels. Si, depuis une dizaine d’années, les programmateurs semblent sensibles aux œuvres qui témoignent d’une certaine continuité spirituelle, ils n’en font pas moins place à un cinéma qui confronte le spectateur à des enjeux actuels. Par exemple, suites du tsunami de 2011 et de la destruction de la centrale de Fukushima, rapport à la mort avec les soins de fin de vie, place des marginaux dans une société si insistante sur l’esprit de corps.

Le programme annoncé pour 2016 allait dans cette ligne. Mais le FFM connaît des soubresauts.

Depuis la mi juillet, on pouvait lire des nouvelles multipliant les signaux d’alerte. Et voilà que dans les jours qui précèdent l’ouverture, voire le premier, d’autres nouvelles tombent : cinéastes déjà arrivés et non accueillis et dont les films ne sont pas présentés, démissions dans pratiquement toutes les sections de l'organisation, présentation restreinte à une, absence de lieux de rencontres, etc. 

Puis filtre la rumeur que les Japonais viennent en bonne délégation.

Mais finalement, qu’en sera-t-il de la présence du cinéma japonais à cette édition ? se dit le vieillard. Il prépare son programme. Le modifie au rythme des changements apportés à la programmation.

*

Voici, dans l’ordre, les films japonais, que, vieillard bravant sa paresse, la chaleur, les coliques et l’ambiance, à chacun sa folie, j’aurai découverts. La suite de l’article dira ce que j’aurai pu retenir des mouvements d’humeur et d’idées qu’ils auront provoqué.

 

 

 

 

Fictions :

Yoshiari Nishikôri Tatara Samurai

Hiroyuki Tsuruhashi Gosaigyo no onna Black Widow Business

 

Documentaires :

Naotaro Endo Tsukiji Wonderland

Yuichi Hibi, Ken san

 

Fictions :

Kazuhiko Yukawa Koisai ka Miyamoto Devoted Husband Miyamoto

Ryoichi Kimizuka Guddo Moningu Sho Good Morning Show

 

Mais qui est Susanoo ? La première analyse devrait éclairer le lecteur sur les liens entre ce dieu et le festival !

 

 

Films

 

Yoshiari Nishikôri Tatara Samurai

 

Si l’on se fie aux bandes annonces de ses œuvres antérieures, Nishikôri se montrerait ici fidèle à son exploration de l’impact de l’expérience de la jeunesse et de l’enfance sur la formation de la vision du monde des adultes. Toutefois, il remonterait à celles de toute une nation, au passé. Il met en scène un héros désireux de devenir samurai et héritier d’un art de préparer le minerai pour en tirer l’acier. Du coup, avec une action enracinée dans la région d’Izumo, lieu déjà riche d’une histoire devenue mythe, c’est à leurs racines spirituelles, via le code du guerrier, que seraient conviés les spectateurs japonais, invités à renouer avec la fierté de leurs origines, tandis que le spectateur étranger, poussé en réaction à s’interroger sur ses propres antécédents, devrait ressentir admiration pour une culture où la rencontre entre nature et art est fusionnelle1.

Il se trouve que ce lieu où le dieu Susanoo a laissé ses traces est près de la ville où est né le cinéaste. Les légendes nationales ont, pour lui, cette saveur locale que l’on associe à la notion de furusato, moins État national que pays d’origine, kuni, zone de naissance et d’éducation très spécifique. Et la sensibilité à tel lieu, telle montagne, tel matériau, le désir de le saisir en ses traits propres jouissent d’une longue tradition. Sur le site promotionnel du film, le spectateur verra que communiquer cette fierté du fait japonais constitue la finalité des cinéastes.

Mais qu’en est-il de l’expérience effective du film, par quoi me touche-t-il, m’interpelle-t-il ou me gêne-t-il ? Voilà l’objet de cette analyse, qu’on voudra bien lire, comme les autres, dans l’esprit avec lequel on découvre un récit de voyage.

Tatara signifie bas fourneau et renvoie à l’instrument aussi bien qu’à la pièce qui le contient. On a donc la conjugaison ici du monde de l’artisan préparant la matière, l’acier qui deviendra lame ou fusil, avec celui du samouraï. On peut anticiper un regard admiratif aussi bien sur les étapes du travail de premier que sur l’adresse du second, comme expression du désir de se forger un esprit. Mais est-ce bien le cas ?

*

Tatara étonne  d’abord par sa scène d’ouverture, qui, à l’instar des séquences ultérieures de batailles, ne stylise pas en montrant comme pure la dextérité des combattants. Tuer demeure une sale affaire. La réflexion sur l’esprit du samouraï ne tient pas seulement à une idéalisation du bushido, mais inclut aussi bien l’expression en paroles d’une vocation à protéger le  peuple que, dans les actes, le démonstration qu’il se retrouvait victime de pillage et de meurtre aussi bien que çeux qui font profession de la guerre.  

Nous ne sommes donc pas dans la suite de Mishima et de son Yûkoku , mais pas non plus dans l’ironie d’Okamoto. avec son vitriolique Nikudan. Plus près en somme, jusque dans l’attention aux classes populaires, paysans et artisans, des Sept samouraïs : ici aussi la question de ce qu’il faut faire pour défendre le village, les mesures architecturales, l’initiation aux armes interviennent, et la pensée que la permanence des rituels répond au changement perpétuel.  

La classe marchande se voit quasi caricaturée en deux personnages, l’un au tic de Séraphin Poudrier, l’autre en manipulateur en quête de profit et d’une certaine conception de l’avenir. 

L’esprit de communauté est servi par des cadrages qui attirent l’attention sur le groupe, l’interaction des ouvriers entre eux ou celle des villageois. Même si Gosuke, le héros, cherche à s’affranchir de ce qu’il estime être une vie étriquée dans un patelin isolé, il faudra du temps avant de le voir changé sous l’effet de ses expériences  de voyage (d’où sentiment de longueurs). Il n’est pas  anodin que sa fiancée s’appelle Okuni, mot désignant aussi la notion  de pays : la quitter, c’est quitter la patrie, mais lui revenir, c’est aussi revenir au seul endroit où il ait sa place. 

D’ailleurs ce village se trouve en Izumo, lieu de refuge du dieu du vent, Susanoo, exilé par sa  sœur, la déesse Soleil, parce qu’il est impulsif, incontrôlable, et que ses violences ne se bornent pas à lui, mais affectent ceux et celles qui l’entourent. Comme il advient des bonnes intentions de Gosuke!  Mais comme le trickster des Indiens des plaines, ce caractère avide de changement en devient la source. Seulement qui peut prétendre contrôler ce que la nouveauté libère, puisqu’elle modifie l’ordre des choses? 

Les couleurs ocre, oranger, rouge, associées au feu ou à la braise, à l’armure de Shinnosuke, celui qui incarne la version humaniste du samouraï par opposition à son dernier adversaire, tout de noir vêtu, rappellent cette idée que la vitalité est puissance, qu’elle requiert la communauté pour être contrôlée. Les intérieurs sombres ou couleurs de braises dominent ; les extérieurs, par contraste, signalent la puissance de cet autre feu, le soleil.  

  La nature enveloppe l’homme, mais pas seulement : elle est la première créatrice et l’être humain ne peut que construire à partir du sable, de l’eau, du feu, du bois. Ce n’est pas ici seulement une attitude écologique née de la conscience de la ruine de l’environnement, c’est la perpétuation de l’héritage shintoïste, avec ses sanctuaires enclavés dans les forêts, ses scènes en plein air. Une chute d’eau pure revient, associée d’abord à un lieu de libération du désespoir, puis à l’ascèse du sabre, enfin à la réalité de la puissance naturelle. Mais dans un shintoïsme marqué du bouddhisme, la chute est associée dans l’imaginaire japonais à l’ascèse spirituelle, l’intégration du fort qui est rafraîchissant. Mais aussi brutal peut-il être. À l’image de la vie, donc.

Si, dans les propos, l'expression en ce vaste monde (yo no naka) sonne bouddhiste, en gestes et décors, comme par le Kagura, danse qui illustre la façon dont Susanoo  a tué un dragon qui ravageait la région, le cinéaste nous plonge dans un univers animiste, shintoïste, avec la grand-mère qui pressent le cours des choses. 

Si l’on échappe à une idéalisation du samourai, la chanson finale revendique non seulement la richesse du yamato  damashii, esprit du Japon éternel, mais insiste sur son exclusivité. L’expression en japonais n’est pas neutre, associée à l’Histoire et à la période la plus militariste du vingtième siècle, qui l’a réduite, d’une certaine façon au sentiment d’exclusivité. Pourtant qui, hors du Japon, ne pourrait trouver équivalence dans sa culture, jusque dans ce sentiment qu’il faut insister sur sa préservation? Qui ne reconnaîtrait cette importance des rituels, propres à son  milieu? Il est vrai aussi qu’une des traditions modernes, qui prend de l’importance en notre époque où un plan quinquennal apparaît invraisemblable, pourrait paraître relever de la technique de la terre brûlée, du renouvellement perpétuel, du désir de repartir à zéro, paradoxalement pour laisser une marque. Par définition la génération qui suit, ne sentira-t-elle pas le besoin d’effacer ce qui est fait par la génération précédente pour se faire remarquer elle-même? 

Le réalisateur oppose à cela une confucéenne méditation sur l’importance des fonctions (et des classes) et la nécessité de s’en tenir à ce que l’on connaît, à ce qui repose à la fois sur l’expérience du réel et le cumul des réflexions.

En fait, le réalisateur fait intervenir en arrière-plan, et comme malgré son propos, tel que déductible des dialogues, une autre tradition très japonaise, aussi constante dans l’histoire du pays que l’attention à refaire selon les mêmes normes les mêmes édifices ou à jouer de façon définie les pièces : le goût, sinon le besoin de nouveauté, que  les shôguns Oda Nobunaga et Hideyoshi Toyotomi ont incarné.  

On remarquera que, sauf Gosuke, les personnages évoluent peu, semblent fixés dans une attitude donnée, ne surprennent guère. La surprise tient à ce que nous avons souligné plus haut, mais aussi à la manière de mener l’intrigue elle-même, surtout dans la dernière partie. 

Ces traits évoquent l’exaltation du yamato damashii invoquée dans les années trente pour soutenir par les armes la puissance nationale. Implicitement, le récit associe la possibilité de sortir de sa classe à un gain en pouvoir. Qui se paierait d’une perte de sagesse. Shinnosuke est entraîné depuis son enfance à la guerre, il sait que le plus fort évite le combat. Le guerrier en noir n’a que la dextérité et la disposition à mourir, sans l’empathie pour le peuple. Mais s’agit-il bien ici de ce qui serait propre au Japon, où ne trouverait-on pas en Shinnosuke, moins le représentant des idéaux d’une caste ou d’un code que de ceux qui ont, en tous milieux, le sens de la complexité de la vie?

La chanson finale insiste sur le caractère propre aux Japonais de l’idéal, retrouve ainsi une vision de permanence qui ne peut exister que faute, paradoxalement, de revenir aux origines du clan de Shinnosuke, aux raisons et événements qui firent de ses ancêtres les premiers samouraïs de leur famille. La hauteur de l’idéal assigné au samouraï par tradition familiale occulte une partie de l’histoire, comme il est de coutume souvent chez ceux qui invoquent la tradition, en instaurant un point zéro d’où l’histoire signifiante commencerait, quitte à oublier la préhistoire de leur famille, i.e. les ancêtres du premier samouraï ! En effet, le premier aïeul de Shinnosuke, d’où venait-il, sinon d’une autre classe, paysan plus riche, chasseur engagé par des nobles peu soucieux de quitter Kyoto pour la province et se démettant sur ces « serviteurs » de garder l’ordre en leurs terres ? Gens parmi lesquels certains avaient dû avoir cette ambition de l’inexpérimenté au métier des armes qui voit d’abord la puissance qu’il suppose, plutôt que la mort qu’il implique. 

  On notera que les proches de Gosuke résistent aux charmes de la puissance des fusils, au motif que la guerre devrait être laissée aux militaires de formation, voire de tradition, pour que l’habilité ait chance d’être gouvernée par une pensée de l’ordre de la sagesse de celle de Shinnosuke. Ces proches de Gosuke, sur quoi insistent-t-ils? Sur la nécessité de s’en tenir à ce que l’on maîtrise, au domaine où notre esprit commande. Pour eux, c’est de fournir le minerai, l’acier. Peu importe qu’il serve à fabriquer lames ou fusils... Mais comment échapper à l’ennui qui pourrait naître de cette répétition du familier ?

La chanson joue un rôle dans le quotidien des gens, donne du sens, i.e. un rythme à ce qui serait autrement fastidieux : la répétition prend sens, le chant donne corps à un élan et résume la sagesse populaire.

Dans ce film, la musique, lorsqu’elle fait parler le feu ou enveloppe la grand-mère comme pour en marquer la connivence avec les forces à l’oeuvre dans la vie, ou encore lorsqu’elle vient des personnages, par les criss des forgerons ou les chants des paysans, joue un rôle éloquent. Mais elle m’a paru bien insistante sur les scènes de combats, pourtant déjà si rythmées dans les gestes comme dans les cadrage. Ou encore pour surligner les moments de tristesse ou d’enthousiasme, alors que visuellement la composition, le jeu du vent dans les voiles par exemple, apportait sa propre musique. 

Ce sens musical du langage visuel se traduit par le jeu d’une caméra d’abord sans cesse en mouvement, double de cette idée du changement perpétuel qui constitue le leitmotiv de départ avec le thème du pouvoir, de sa nature, de sa fin. Puis en dernière partie la caméra se pose, et le spectateur, me semble-t-il, avait suffisamment d’éléments pour comprendre qu’à ce changement s’opposait la force de l’affection et des rituels qui font de la vie une action exercée  et vivable en communauté. 

Le générique de fin atteste des ressources musicales de la composition visuelle,  mais aussi de  cette tendance à utiliser de manière redondante la musique : une chanson explicite le sens que le réalisateur entend nous voir recevoir, et ce  faisant, l’affaiblit, nonobstant   la beauté  de la musique et de la voix. 

Mais cette réserve quant au rôle de la musique m’est venue à quelques reprises, pour être chassée par les qualités susdites, et ces combats où les éléments de la nature et de la météo ont leur rôle, autre rappel de Kurosawa, et cette attention aux étapes  de la fabrication de l’acier, au respect des hommes en chacune des fonctions, cette concentration sur le roc, le sanctuaire miniature, les visages déterminés, peu fréquente et  d’autant plus efficace, ce rappel de la qualité des arts nés non  de spécialistes, mais des paysans et artisans eux-mêmes, comme la danse du dieu du vent en duel avec le dragon, la mélodie de ce feu liquide, oui, le film vaut le détour. Et on entend l’appel du réalisateur à  ne pas attendre des armes la résolution des conflits et des difficultés. Céder à cette tentation, c’est tomber sous l’emprise du désir de destruction.

C’est donc bien sous couvert de reconstitution historique de notre temps aussi que parle Yoshiari Nishikôri

 

 

 

 

Hiroyuki Tsuruhashi Gosaigyo no onna

 

Black Widow Business met en scène Sayoko et Kashiwagi, complices qui ont élaboré un piège à mari fortuné, dont on guette, quitte à l’aider, la mort pour s’en approprier l’héritage. On retrouve en cet humour noir le goût souvent exprimé au cinéma pour l’habileté technique, aussi bien dans les étapes par lesquelles on capture sa proie que par celles de la manipulation des objets familiers qui seront détournés de leur usage pour accélérer l’accès au veuvage, terre promise de la fortune !

L’héroïne et ses victimes avaient un premier atout pour que leur évolution soit sympathique aux spectateurs. À l’exception des Japonais, qui appartenaient à des générations plus diverses, le reste des spectateurs semblait appartenir à la même tranche d’âge ! Qui plus est, l’introduction humoristique du réalisateur de 76 ans disposait aux rires, et la comédienne principale, Shinobu Otake, remarquable d’ailleurs dans son rôle, complétait cette introduction.

Prévenu ainsi que l’on allait voir un thriller en lequel le réalisateur avait souhaité insuffler un parfum d’humour, le public se trouvait dès les premiers plans, à son insu, différence culturelle aidant, en plein monde fuyant, ukiyo, arrière-plan bouddhiste : noius survolons le mouvement des vagues. En écho, la même expression yo no naka déjà évoquée à pros de Tatara Samurai. Enfin, une des victimes potentielles est comparée à Hotei, dieu du bonheur à face ronde, plutôt associé à l’humour, mais aussi bouddhéisé, pour ainsi dire, en symbole de l’importance de ne pas confondre le signe et la réalité, le doigt avec la lune qu’il pointe. Sous couvert d’une fraude et d’une enquête policière, le récit repose donc sur cette sensibilité au jeu des apparences.

Quand un objet mérite d’occuper tout l’écran, c’est soit une feuille de papier qui compte des informations compromettantes pour les filous, soit des photos pornos cachées, découvertes par la veuve assassine, confirmant un trait de caractère du respectable pédagogue, soit encore une photo de couple, attestant d’un amour en fait à sens unique. Et lorsque l’image, à deux reprises, se fige, c’est en complicité avec la rencontre du personnage représenté avec un désir si profond (et élémentaire) que ce dernier déjoue ses plans, son détachement, ses manœuvres calculatrices.

En contraste, les plans d’une plage où s’ébattent des gens du tiers âge annoncent de quel ton le film se revendiquera. Une certaine légèreté, habilement induite par des musiques chaque fois surprenantes, joyeuses, tantôt sur des scènes censément tristes, tantôt déjà amusantes, mais enrichies d’une nuance que l’image ne véhicule pas.

Image : en ce monde des apparences, tel est le mot clef. Car pour frauder, il faut précisément jouer vrai ! À quoi excelle Sayoko, le personnage principal, que la comédienne interprète avec des airs d’Harry Langdon pour sembler candide, de Giuletta Massina pour faire appel à l’élan protecteur de ses proies, et, comme Mari, la strip-steaseuse jalouse du film de Kumashiro Tatsumi, Sayuri, strip-steaseuse2 , toujours avec le vocabulaire, ce parler imagé, rude d’Osaka, qui vient même aux gens « distingués » quand ils sont confrontés à leur véritable motivation, ou du moins à la part moins avouable, sinon plus instinctuelle de celle-ci. Ainsi de la fille cadette d’une des victimes, qui n’admet pas que reste impuni le meurtre de son père. Mais la tueuse ne bronche pas, et retourne la justicière à sa propre responsabilité, entendez ici culpabilité. Cette vivacité de réplique recoupe un autre trait qui rappelle l’héroïne de Tatsumi : l’esprit d’adaptation, le détournement de la fonction usuelle d’un objet, par quelqu’un qui fait profession de prendre les gens pour des valises.

Ce n’est pas dénaturer le récit que d’ainsi décrire l’héroïne en assassine, car les rebondissements reposent davantage sur ce que l’on découvre des proies ou de leurs justiciers que de ce que l’on apprendra des deux criminels. Aussi, une fois habitué à ces retournements, ai-je eu le sentiment que tout était possible : certains épisodes paraissaient redondants. Ce film amusant est fait avec métier (la chanson du générique de fin, contrairement à celle de Tatara Samuraï , dit justement ce que les personnages ne peuvent exprimer), mais laisse sur l’impression que l’on a eu une bonne collation, plus qu’un repas substantiel.

Cela n’empêche nullement qu’outre l’arrière-plan bouddhiste et le traitement du thème des apparences, on nous montre le Japon actuel, aux décors ou luxueux ou kitsch, où l’argent semble la motivation quasi universelle, mais davantage pour ce que sa possession permet de rêver avoir : paraître serait-il être ? En fait, le non-dit, cet amour qu’on souhaiterait inspirer, fait tant souffrir, qu’il faut compenser par une reconnaissance fondée sur les apparences : bijoux, accessoires comme sac à main, lieu de travail et résidence, tout doit donner l’impression de richesse. Même si le faux règne.

Or cette quête des apparences, loin de se limiter à celle des comploteurs, contamine presque tous les personnages, mais aussi la société dans son ensemble : l’une des soi-disant victimes évoque ce que l’on a appelé la bulle économique, cet élan de prospérité fondé sur la seule spéculation, le rêve, le besoin de s’étourdir en somme.

Dans la lignée des personnages malheureux, mais combatifs de Kumashiro Tatsumi, l’héroïne s’attire à son insu – que serait-il advenu si elle l’avait su ? – l’admiration d’une de ses victimes. Si elle séduit en se montrant vulnérable, Sayoko n’hésite pas à participer à la bagarre, claques et coups de pieds viennent compléter le flot d’injures, la femme qui sait être séduisante s’avère aussi active que celle qui l’admire à son insu s’estime passive : en introduction le réalisateur présentait la Japonaise comme encore poussée à la passivité dans un monde où le mâle décide, alors qu’il affirmait qu’on lui avait dit active et forte la Montréalaise !

Un Kashiwagi peut bien reprendre les arguments de Monsieur Verdoux pour justifier ses actions : la tromperie sur laquelle il lance dans les bras de l’esseulé sa complice assurerait à la victime des derniers jours où l’illusion de bonheur prend littéralement corps. Rationalisation qui rend plus coupable le criminel, certes. Mais…

Un personnage, lésé pourtant par la tueuse, lui donne en fin de film raison, en proposant de son père une image, justement, contraire à celle de simple victime que sa cadette invoque. Sayoko offre peut-être des apparences, mais elles ont effectivement rendu heureux. La culpabilité pour escroquerie et meurtre demeure, mais la réalité sait prendre de curieux chemins pour accorder ce que chacun désigne sous le terme de bonheur.

Sayoko elle-même se défend d’être dupe, mais ne souhaiterait-elle pas être moins « lucide » ? Ou détrompée ?

Des moments de longueurs, ai-je dit. Mais aussi, ce visage si expressif de l’actrice et cet accent et ce vocabulaire d’Osaka qui ne passe pas dans la traduction, et cette gaieté portée par les couleurs et la lumière, qui s’estompent au moment où l’être humain en quête d’artifices se trouve confronté à ses pulsions de base. Comme si l’artifice avait pour fin de nous distraire de nos angoisses profondes, et comme si la reconnaissance que ce qui nous donne le goût de vivre dépendait aussi de ce qu’il y a de moins « spirituel » en nous. À moins bien sûr que le fait de ne pas nier sa propre complexité, jusque dans la simplicité jugée trop inférieure de nos attentes, soit précisément l’obstacle à une vie accomplie autrement qu’en artifices ?

Après tout, un vétérinaire peut bien soigner un homme ! Et cette relation symbiotique des personnages avec la nature est de manière souriante exprimée par ce qui semble être la complicité du ciel avec les heurs et malheurs de l’héroïne : ciel bleu, nuage léger, tout va. Ciel d’orage : les deux protagonistes principaux vont-ils se faire attraper par plus malins ?

Jolie collation !

 

 

Naotaro Endo Tsukiji Wonderland

 

Naotaro Endo se penche sur le quotidien du plus grand marché de poissons au monde, mais aussi bien le présente comme un lieu d’expression de cet esprit de communauté et de perfection qu’on peut associer au versant fécond du yamato damashii.

Comme on le fait dans Tatara Samurai pour ce qui est de la fabrication de l’acier, ce documentaire s’attache à chacune des activités du marché, de l’arrivage à la mise à l’encan, du découpage des pièces aux échanges entre cuisiniers et intermédiaires. Toujours cette mise en évidence d’une quête de qualité et de l’importance de la confiance qui l’emporterait sur le goût du profit. Pourtant des sommes colossales peuvent être en jeu, et aussi des milliers d’emploi.

Primeraient donc les rencontres, l’amour du métier, le sens de l’observation : couleurs, fermeté de la chair, provenance des poissons, saisons, tout cela rythme le quotidien des travailleurs, fait de la répétition réelle des gestes un cadre d’où ressort le changement perpétuel lié aux éléments susdits. Et derrière, un profond respect du savoir fondé sur l’action répétée dans un domaine donné, bien spécifique. On se spécialise dans la crevette ou l’anguille, on attache son sort à une espèce ET à ce qu’en demandent les clients. On favorise l’achat local, on affirme que les fonds japonais sont les meilleurs pour le thon, on signale à quelques reprises des ventes à Los Angeles, et, une fois, l’origine mondiale des poissons. On se revendique de l’esprit artisanal et spécialisé de Tokyo, dans l,art culinaire, plutôt que de celui, généraliste, de Kyoto.

Essentiellement, via matsuri (festival de sanctuaire et de quartier), saisons, liens avec des lieux spécifiques, ports de pêche particuliers, la vente du poisson lie vendeurs et consommateurs à la nature nourricière qui constitue le cadre de vie des Japonais.  

Comment apporter de la variété à un contenu que nos bulletins de nouvelles ou des reportages de quinze minutes nous ont rendu familier? 

Sans doute la variété des formes de vie marine surprend-t-elle toujours. Mais surtout les commentaires des cuisiniers et intermédiaires nous éclairent sur ce qui échappe à notre vue dans ce qui s’offre pourtant à elle. À la rapidité des échanges verbaux à la criée, le réalisateur fait correspondre un ralenti qui trahit l’énergie et l’engagement des participants; à l’apparente monotonie des jours, contredite par le fait que ce qui relève de la nature se nourrit d’imprévisibilité, un accéléré suggère, par contraste, comment le temps passe vite. 

Suis-je le seul à trouver redondantes certaines interventions où, en rafales et sensiblement de la même manière, des témoins insistent sur un même point ? J’aurais apprécié plus de silences pour laisser le temps aux informations de marquer ma mémoire. 

Car précieuses sont-elles, jamais redondantes par rapport aux images. Statistiques sur le volume des poissons, nombre de travailleurs ou de chalands, dates de l’histoire du marché, enjeux de sa gestion. Le nombre d’affirmations devient un élément de style, il fait écho à l’enthousiasme de l’anthropologue qui situe les activités dans le contexte de la culture japonaise, comme à celui des gens qui y vont quotidiennement.

C´est donc par rapport aux autres témoignages, et non dans sa relation avec l’image que la parole devient source de lassitude chez moi. La musique demeure discrète, elle aussi complétant plutôt que redoublant ce que suggère ce que l’on voit. 

Comme dans Tatara Samurai encore, la question de la pertinence de la transmission devient centrale, et à cela, l’ancien prof ne peut que se sentir empathique.

Comme dans  la fiction, on retrouve l’attention à la qualité, le souci de bien faire ce que l’on a à faire, et donc d’aborder avec le même respect aussi bien la fabrication de la glace pour la conservation de la matière, que le stockage des poissons, que leur découpage, que la préparation culinaire, mais, de même que le forgeron ne se trouble pas de savoir que l’acier finira en lames ou en fusils, de même vendeurs et cuisiniers exaltent une tradition et formation du goût, sans poser la question de la surpêche.

La seule façon dont leur priorité, la satisfaction du client,  entraîne un commentaire critique, c’est dans l’évocation de l’absence de connaissances des jeunes : un tiers ne sait reconnaître les quatre goûts, beaucoup se nourriraient au fast-food. Personne ne signale que le sushi est devenu une province de ce type d’alimentation, non seulement au Japon, où depuis les années 70, il n’est plus ce plat réservé à la fête, entendue comme moment privilégié réservé à des événements particuliers, mais à la consommation quotidienne, à « faire  la fête » quand on en sent le besoin, hors des rituels. Toutes les capitales du monde désormais, dans les restaurants, mais aussi dans les épiceries, à prix bas, rendent accessible le  poisson.

Ces questions de la rareté des stocks ou de la sur pêche, qu’en pensent ceux qui sont les mieux placés pour en mesurer l'impact, puisque leur gagne-pain, mais aussi le sens de leur vie, y est lié?  

Je ne puis m’empêcher de penser que le consommateur, au souci de qualité duquel s’ajustent cuisiniers et vendeurs, a sa responsabilité. Dépendants de lui, dans ce film du moins, les passants et employés du marché Tsukiji n’invoquent que sa culture du goût ou son inculture, jamais le fait que, s’il y a surpêche, il pourrait bien y avoir aussi surconsommation. Y a-t-il au moins une amorce de solutions aux problèmes posés par la quantité et la qualité des ressources ? 

À ceci près, Endo nous propose une excellente introduction à l’esprit qui anime les merveilleux personnages qui vivent au quotidien à Tsukiji, frétillants comme les poissons de leurs viviers. 

 

 

Yuichi Hibi, Ken san (Monsieur Ken)

 

La première impression que l’on a, c’est d’avoir vu un film où deux sujets s’entrecroisent.  

D’abord, bien sûr, une quête de ce que représenta pour le public et ses amis l’acteur. Images fixes, extraits de films d’archives, noir et blanc versus couleurs : on sort du simple enregistrement des témoignages, on refait, de 1964 à sa mort, le parcours professionnel d’un acteur, dont subsistent, hors fictions, l’enregistrement de voix, et d’émouvantes images, en film une fois, en photo une autre, de l’acteur enfant avec sa mère, cela en dernière partie.

Un suspense est ainsi créé : d’où vient donc cet homme, quelle fut son enfance ? On aura enfin quelques bribes, via aussi le témoignage ému de sa sœur. On verra combien Goichi Oda , l’homme privé, demeure moins connu que sa création publique, connue sous le nom d’acteur Ken Takakura. Monsieur Ken, pour ses admirateurs. 

  Mais c’est là le second sujet du film : quel impact eut l’homme sur ceux  et celles qui l’ont connu? Certes, on voit son attention à donner aux gens ce qu’il sait leur faire plaisir, des roses, par exemple, alors qu’il n’aime que les fleurs simples, qui pourraient croître sur les bords du chemin. Les témoins lui rendent bien cette délicatesse, et à travers leurs témoignages, nous prenons notes de la façon dont chacun tisse  la trame de ses souvenirs à partir de gestes concrets, posés tel jour, de telle manière, en tel contexte, en sorte qu’évoquer l’homme, c’est ressusciter une époque, en plus de constater l’importance du lien, de gens à chérir. 

L’acteur  se pose des questions d’artiste sur la portée des rôles qui l’ont rendu célèbre, et assume la responsabilité inhérente à la création d’un type de personnage pour qui tuer donne l’impression aux spectateurs d’être simple. Mais c’est à une autre simplicité qu’il aspire, vivement ressentie par ses collègues devenus amis. Et toujours cette sympathie pour les marginaux, ceux qui vivent selon un code dont ils assument les conséquences.

On esquisse plus rarement les parts d’ombre : retards au tournage, caractère soupçonneux ?  

  Cela mène à un troisième thème ou sujet, plus esquissé qu’approfondi : on découvre par l’emploi de témoignages en chinois de John Woo, en anglais de Schrader, Scorsese, Michaël Douglas, comment la perception des étrangers peut recouper celle des Japonais, réalisateurs, scénariste, amis. Cette sensibilité me paraît cohérente avec le parcours du cinéaste, qui, me dit-il, est revenu au Japon pour réaliser ce film, alors qu’il vit à New-York York depuis trente ans. Cela peut-être explique qu’il y a, de la bande son au jeu mêlé des ressources visuelles, une allure du rythme qu’on associe à la ville américaine. 

Mais le fait de retenir en illustrations de son propos les figures de Golgo, personnage de manga, de faire accompagner des plans d’émeutes étudiantes, d’Expo d’Osaka, sans préciser au spectateur les évènements auxquels ils renvoient, laisse entendre qu’il songe plutôt au public japonais, ou au cinéphile étranger amateur de culture japonaise, qui sauront aussitôt à quoi se rattachent ces documents accompagnés d’un riff de guitare fort évocateur du  sentiment de l’accélération de l’histoire.

Si l’on revient sur ce qui oppose Kyoto à Tokyo dans la culture culinaire (cf Tsukiji Wonderland), et sur la prédilection de cette dernière pour l’artisan spécialiste plutôt que pour le généraliste, on pourrait dire que Monsieur Ken vit selon l’esprit de Tokyo ! Il approfondit un type de sensibilité, incarne un type de personnage.

Ainsi l’identité japonaise se colore-t-elle différemment selon les lieux où l’on grandit. Travail d’équipe, le cinéma peut également être vu comme orienté par la fidélité à un genre ou, au contraire, comme expression d’un auteur, reconnaissant aux équipiers de l’aider à donner son ton propre à son film.

M’est avis que le cinéaste Hibi s’identifie ici, dans son rapport à son travail, lui aussi, aux us de Tokyo... 

Voyez comment, surtout  dans le dernier quart, un usage de la musique qui me distraie du contenu des propos des témoins, atteste néanmoins du fait que le cinéaste considère son film non pas simplement comme un document d’informations, mais aussi comme un moyen d’expression. Pourquoi marier propos dits avec humour à ces instants où l’émotion submerge celui qui raconte ? Ne serait-ce pas que le cinéaste cherche lui-même, expatrié, ce que signifie être un homme japonais? Le style du documentaire, les questions posées ne nous renvoient-ils pas au primat du « pourquoi » sur le « combien » ou le « ce que j’ai fait » ? C’est bien la question du pourquoi qui est invoquée par Ken Takakura comme essentielle pour décider du choix de nos actions. 

Ainsi trois sujets s’entrecroisent autour de la figure de l’acteur, dont je découvre le nom de famille, lui dont plusieurs notent comment aisément il entrait dans le rôle de Takakura au quotidien. Entre dieu gardien, ce Nioo qu’on voit à l’entrée des temples en une pose d’acteur de kabuki et cet homme toujours conscient de ce qu’il devait à d’autres, simple, regardant en face ses interlocuteurs, s’absentant pour ne pas attirer la lumière sur lui, quand l’occasion voudrait que d’autres soient mis en valeurs, à travers ce destin, le réalisateur construit une représentation d’une esthétique qui découlerait d’une éthique.  

L’Ariane de cette quête, que l’on voit en début et fin du documentaire, est un acteur chinois, qui comme les acteurs américains et le Coréen interrogés, comme les réalisateurs de plusieurs origines, témoignent que cet homme japonais, auquel une certaine tradition  invite à se conformer, n’est pas réductible aux seuls Japonais : cet idéal de virilité a un écho hors d’Osaka ou de Tokyo, tout en ayant trouvé en des réalisations spécifiques une singularité proprement nipponne.

Comme Tatara Samurai et Tsukiji Wonderland, mais avec plus de nuances, me semble-t-il, dans la revendication d’un héritage national, Ken-san  pose la question de l’identité en l’associant à la filiation comme à la transmission. 

Je me prends à songer qu’en cette année du centenaire de la naissance de Masaki Kobayashi, et du vingtième anniversaire de sa mort, Yuichi Hibi serait bien placé pour consacrer un documentaire à ce cinéaste aussi indépendant, aussi prêt à assumer la responsabilité de ses choix, plus critique sans doute des codes que Ken Takakura. 

Plaisir supplémentaire et générationnel : Hibi me donne occasion de revoir, trop peu à mon goût, des extraits des films à propos desquels en 1970 j’écrivais ma première critique parue à l’étranger. Cela s’intitulait « Yakuza, yakuza ». M’impressionnaient cette endurance, cette volonté d’aller au bout d’une aventure, mais aussi, de la part des réalisateurs, cette capacité de ne pas s’en tenir au réalisme, ou plutôt de chercher à rendre une vérité des émotions qui s’atteint parfois par l’extravagance, parfois, comme chez Ken Takakura par la retenue, cette conviction qu’on l’entend développer de sa voix unique, celle de la limite du pouvoir des mots, celle de savoir s’en remettre à ce qui vient du cœur. 

Ce qui manifestement a eu écho chez Yuichi Hibi. 

 

Kazuhiko Yukawa Koisai ka Miyamoto

 

Un mari amoureux est le premier film d’un vétéran des productions télévisuelles. Marié depuis 25 ans, le héros, Yohei, découvre un formulaire de demande de divorce. Qu’en est-il donc de sa relation avec Miyoko, son épouse ? Aurait-elle attendu le départ de leur fils pour se résoudre à une démarche que ce mari, prof dévoué, n’a pas su voir venir ?

En cinq minutes, Un mari amoureux établit le ton qui correspond à celui du reste du film, mais aussi au rythme de pensée du héros rêveur, toujours se remettant en question. On glisse du moi actuel à celui de l’enfant, à celui de l’adolescent et on revient au présent. La caméra avance, bifurque, s’arrête et traduit ainsi le jeu de l’imagination d’un homme qui envisage les possibles, les récuse, tergiverse. Indécis, mais au fond par fidélité au prix accordé aux êtres présents et par conscience que toute lucidité est partielle.

La musique, parfois sentimentalise, parfois commente ou complète, et on se laisse entraîner. Le ton initial, maintenu, fait que certaines scènes et certains rebondissements n’ajoutent rien à ce que nous ressentons. Ceux dont le cerveau au cinéma n’anticipe pas sur ce qui devrait advenir y verront des moments de bonus, les autres des redites. 

Si le film s’annonce et se clôt en méditation sur le couple, c’est aussi, comment, ex-enseignant, n’en serais-je pas rendu indulgent à son endroit, une observation des rapports entre un professeur du secondaire et  ses élèves. On y voit comment la vie privée se répercute en classe, mais aussi comment ce  professeur peut apprendre de ses élèves, comment ils ont besoin qu’il soit le maître. Pas le dictateur, pas l’incarnation de la vertu, mais celui qui reste attentif au présent, sait transformer l’écrivain statufié, ici Natsume Soseki, en compagnon susceptible d’éclairer l’adolescent.  

C’est à Naoya Shiga, romancier et nouvelliste, que se réfère, dans sa vie sentimentale, le professeur : non seulement le roman de cet auteur fut-il le premier cadeau fait à la bien-aimée, mais c’est entre ses pages que l’épouse anxieuse glissera le formulaire de demande de divorce inopinément trouvé par le mari. Même un cierge trouve moyen de rattacher le présent au romancier : il éclaire en cas de panne, mais la scène contredit le sens de la métaphore sur la vie de couple que l’écrivain admiré en tirait. Un écrivain ne serait pas grand du fait qu’il énonce des vérités, mais sache chanter de telle sorte qu’il inspirerait le goût de confronter ce qu’il écrit à l’expérience que le lecteur aurait de sa propre vie. Quitte à ce que ce lecteur contredise l’auteur qui l’a pourtant éclairé !

Comme un Sacha Guitry qui au lieu des mots communiquerait des mouvements d’esprit par le montage, le réalisateur nous laisse croire advenue une issue qu’un hors champ soudain révélé prouvera autre. Il sait placer ce que l’on vit de dramatique dans un contexte qui rappelle qu’il y a des crises plus graves et que nos souffrances, pour réelles qu’elles soient, peuvent tenir au non dit, à la dramatisation par peur ou simplement à une imagination trop active.

Le burlesque des chutes ou des heurts alterne avec la contemplation des couleurs et présentations des mets que le professeur apprend à cuisiner. Le film s’inscrit ici dans une filiation thématique bien illustrée : attention à la nourriture comme lieu de convivialité, occasion de reconnaissance de ce que l’on doit à la nature, moyen d’expression de son affection. Voyez encore Tsukiji Wondrland.

Il recoupe une autre tendance, énoncée dans l’introduction de cet article. En effet, c’est à Fukushima que le fils du couple en crise déménage, là que l’épouse se réfugie, là que le mari l'a rejointe dans l’espoir de faire renaître la vie. Comme si le destin ordinaire des couples, sur le mode mineur, épousait celui des gens de régions catastrophées. Appel à la résilience, mais aussi, plus nettement que dans les films précédemment analysés, invitation à placer l’esprit de bienveillance au-dessus de celui de justice, aussi important celui-ci doit-t-il être reconnu. 

La salle bien remplie, pour moitié de Japonais, a fort applaudi ce premier film d’un homme de 60 ans. Il faut dire qu’il a une fort longue expérience de la télévision, dont il magnifie ici les codes, jouant de la couleur et de la grosseur des caractères surimposés et des icônes, comme celles de l’avancée rapide, du rewind.  

Film sur la manière dont un couple se régénère et sur celle dont un enseignant apprend, i.e.  transmet et reçoit, Un mari amoureux, par son usage du code cinématographique, sur un ton léger, fournit matière à méditer sur les codes, leur efficacité, leurs limites, les mérites respectifs du mot, du silence et du geste. 

Même prévisible en son intrigue, il ne l’est jamais tout le temps, et lorsqu’il l’est, le ton du film rend souriant. J’aurai été davantage séduit par le volet des relations du prof avec ses élèves, là le cinéaste propose un angle d’approche moins usité; plus prévisible l’évolution du couple, mais les étapes de leur prise de conscience ménagent des surprises. 

Et pourquoi pas, jusqu’à tirer une larme. 

Dans le climat politique actuel du Japon, la simple affirmation du primat de la bienveillance sur la justice a quelque chose de peu convenu, et ce dans un film qui manifestement s’adresse à un public désireux de se faire dire que l’amour est possible. Mieux encore, qu’il existe. 

Un film qu’on s’attendrait à voir distribué par la Shochiku plutôt que par la Toho! 

On se prend à imaginer quelque chose de gentil à dire, qu’on aurait omis de chuchoter à une personne de qui on se sait redevable de traverser la vie un peu moins aveugle. 

 

Ryoichi Kimizuka Guddo Moningu Sho (Good Morning Show)

 

La télévision est-elle fourre tout? Peep show? Foire d'empoigne? Terrain de chasse amoureux? Machine à bêtifier les spectateurs? Création d'arrivistes, d'affairistes, de compulsifs?

Sumita anime une émission du matin. Vedette d'un programme qui relève des variétés, les évènements vont le mettre en compétition avec l'équipe du service des nouvelles, l'obliger à être matière à scandale, à rendre public sa vie privée. Il est incarné par un comédien, Kiichi Nakai, qui donne crédibilité avec ses mimiques à la Fernandel à un récit dont le réalisateur Kimizuka assume l'appartenance au divertissement.

L y a bien ici, en échos d'Un mari amoureux, une seconde mise en cause des médias. Les ressources télévisuelles, du montage aux couleurs pastel, du besoin de faire suivre avec même durée la nouvelle et le potin, sont brocardées : au service de quoi tout cela?

Comme les marchands du marché de Tsukiji, Sumita, ses collègues et ses patrons invoquent le service du client. Mais compte tenu du producteur, la compagnie Toho, qui aime les grosses productions ne reculant pas devant le populisme, Good Morning Show dans sa première moitié semblait endosser le point de vue de films comme Library Wars. Avec la même maestria dans l'art de conjuguer le maximum de ressources cinématographiques, des déplacements de caméra à l'abondance de seconds rôles et de figurants.

Tout est correct en cette première partie, du jeu des acteurs à une économie dans le recours à la musique ou aux scènes sentimentales pas si fréquente en ces productions, sans compter l'absence de situations répétitives par le sens. Et la durée totale en porte foi, de 105 minutes au lieu des deux heures coutumières. 

Mais justement je sentais un hiatus entre le sujet annoncé et les moyens pris. En même temps qu'on voit l'énergie des travailleurs, le bonheur pris à être dans le feu de l'action, l'ardeur à défendre leur territoire, en même temps l'humour montre la vacuité en contenu que porte tout cet effort. Or tout paraît prévisible dans cette évocation d'un studio de production. J'avais peine à croire vraiment menacée la vie de Sumita par un preneur d'otage. Je voyais venir le détournement du tragique de la situation en opportunité de favoriser les cotes d'écoute. En outre, la somme des moyens mis en jeu pour la production me semblait simulacre de celle que le récit dénonçait à propos de la télévision. D’ailleurs, en cette première partie, le rire de la salle comble jusqu'au balcon fusait rarement.

Voici donc un film qui évitait certains des irritants relevés à propos de certains des films ici analysés, et pourtant, devant ce travail bien fait, quelque chose résistait à mon implication.

Le motif invoqué par le preneur d'otage triompha une première fois de mon scepticisme. Motif inattendu et pourtant en droite ligne avec ce que laissait sous entendre le récit jusque là!

Puis, à deux reprises par l'intervention d'enfants, le film touche. S'appuyant sur ce que l'on croyait savoir, on revoit le contexte d'actions dont on croyait avoir cerné le sens. Cette invitation à la prudence dans le jugement porté sur autrui prend de la force du fait que les deux scènes font oublier l'ampleur des moyens mis à la disposition du cinéaste pour se fonder sur des moments d'intimité, de dialogues entre le ravisseur et un otage ou le négociateur choisi. Enfin, le réalisateur rappelle par le choix des situations la complexité des gens, comment on peut tout à la fois être sincère et utiliser consciemment les ressources de son métier.

Mais surtout m'a étonné la constance du conteur. Souvent les films du genre font appel du pied au brave public qu'on ne sait pas écouter : le scénario ici n'escamote pas la responsabilité dudit public. Et le mensonge des médias devient paradoxalement la voie par laquelle une fin peut s'avérer humaniste! En tout cas, bien humaine! L'aveu d'ignorance de ce que le public pense ne coïncide pas avec son idéalisation, et cela, dans une production qui se revendique du cinéma de divertissement, censément non voué à se casser la tête, me surprend agréablement. Kimizuka réussit à suggérer qu’il considère son public assez fin pour qu’on ne le flatte pas, à la fois en lui renvoyant sa propre capacité à être superficiel et son désir de n’être pas pris pour cave, d’être suffisamment respecté pour que l’on ne le soupçonne pas d’être dupe de la flatterie.

À partir de la confrontation avec l'otage, le film m'accroche. Joué de bout en bout avec justesse, oeuvre d'artisans, intraitable dans sa manière d’aborder le public avec la même absence de complaisance que celle qu'il destine aux gens de télévision, on peut dire qu'il concluait bien mon festival.

Un bon show! 

 

Bilan

 

Le thème de la transmission ressort et touche l'ancien enseignant. Certains films confortent le spectateur plutôt dans une vision essentialiste de la tradition. Un mari amoureux inscrit plutôt le sens de celle-ci dans le moins nippon en apparence, un restaurant familial au nom anglais, lieu où le héros connaît les points tournants de sa vie. Léger de ton, ce film partage ce trait avec Black Widow Business, lui aussi mettant les ressources du cinéma au service de la saisie du bouillonnement d'écume que la vie pressée impose.

Comme le dernier film nommé, Tatara Samurai et Good Morning Show s'appuient sur des moyens loin de ceux qui sont le lot de films indépendants, absents, en fictions, de ce festival.

Les deux documentaires, évocateurs, conservent un ton admiratif, où l'avers des lieux et des êtres est à peine abordé. Ceci dit, on y sent, comme dans le film d'époque le besoin très actuel de ne pas perdre le fil avec nos prédécesseurs ou ce que la mémoire de ceux et celles qui furent jeunes contient de significatif pour les nouveaux et temporairement jeunes !

Trait commun en tous? Le respect pour l'application portée à l'action, la métamorphose de l'ordinaire et du familier en moments de reconnaissance.

Non pas seulement celle qu'on obtient d'autrui en échange de ce que l'on fait pour lui, mais aussi celle que l'on doit à autrui pour l'accueil réservé à nos œuvres, et à la nature pour la matière qui nourrit ou compose les éléments que l'orgueil humain appelle « créations ».

Oeuvres d'artisanat, les films ici analysés n'ont point sur moi l'impact de Tokyo Sonata ou De Tel père, tel fils, pour signaler des œuvres récentes, ou de La condition de l'homme, d'Ikiru, de l'Intendant Sanshô, pour indiquer qu'il y a aussi des modèles antérieurs de films bouleversant le spectateur par l'angle inusité porté aux thèmes connus, ou par l'audace dans la façon d'attirer l'attention sur un sujet jusqu'à tel film occulté. Pas de coup de foudre, donc.

Que dire de la soumission à l'usage, à mes oreilles immodéré, de la musique ou la tentation de l'insistance par répétitions de scènes qui explicitent plutôt qu'elles n'éclairent différemment le caractère des personnages ou la pensée du cinéaste ?

Cette soumission et cette tentation n'effacent pas le réel plaisir pris à recevoir ces films. Le métier des artisans, l'occasion de voir ce que les Japonais considèrent requis d'un film grand public et urgent de partager, oui, cela fait de mon expérience une dont je m'estime enrichi.

En soi, ces œuvres venues de cinématographies souvent inconnues de nos écrans répondaient bien aux visées d’un festival dont le public s’est toujours partagé en deux ensembles, qui parfois se recoupent, mais pas tout à fait, ni forcément en plus grande part : le public des voyageurs ou curieux d’une civilisation donnée et celui des cinéphiles, plus exigeants sur la singularité non des coutumes, mais des manières de donner à entendre les rythmes du monde.

Dans le cas des films japonais, si on relit mes articles des dix dernières années, on verra que le manque de singularité stylistique se constatait plutôt dans les films retenus en compétition : dans les autres sections, il y avait toujours matière à apprécier la diversité de tons possible au Japon. À côté d’un film plus maladroit, un autre enchantait… Et même parmi les films en compétition, le Mipo O, Soko nomi nite hikari kagayaku, et le film d’Okuda, Nagai Sanpo, tous deux d’ailleurs primés, avaient un style bien particulier. Pour ne pas dire une voix.

Sans compter ce que je dois aux gens rencontrés, à leurs commentaires à propos de ces mêmes oeuvres, qui me permettent de comprendre ce qui tient à mes connaissances ou à mes bibittes dans ma réaction. Je regrette n’avoir pas eu de lieux où fraterniser avec les critiques étrangers, absents cette année.

Voici, croisés au large de l’Impérial, d’anciens fidèles du FFM, les uns irrités du sort réservé aux employés et aux cinéastes, les autres, du niveau des films choisis ou de la surabondance d’offre.

Au contact avec les œuvres s’ajoute la rencontre avec des gens qu’on ne voit qu’à ce moment-ci de l’année, rencontre donc de saison. Il y a ce Japonais qui ne vient que pour quelques jours et en passe autant en avion pour pouvoir augmenter ses chances de dénicher un film à distribuer dans les écoles de son pays. Il me donne une carte postale, justement d’un film dont j’ignorais l’existence aussi bien que l’artiste dont il raconte la vie, Pirosmani. Il y a ce bibliothécaire fou de mangas et spécialiste de la Rome antique. Il y a ces spectateurs avec qui l’on échange dans la ligne d’attente ou notre voisin en salle : celle-ci pratique le karaté depuis une vingtaine d’années, celle-là, vietnamienne d’ascendance, lit mes articles sur les films japonais depuis autant, celui-ci s’en va à Pusan (comme le Japonais susdit !) la semaine prochaine et au Caire plus tard, prospecteur d’œuvres à révéler en divers festivals, celui-là trouve qu’on s’acharne sur celui-ci, qu’il lui doit l’expérience de films jamais présents sur nos écrans, sans lui. Cet autre, enfin, passionné de mathématiques et désireux de la réussite des décrocheurs qu’on lui convie, m’avait interpellé il y a deux ans pour me signaler que le film Kaseki de Masaki Kobayashi était encore disponible. Cette année, en attendant de voir une première œuvre russe, il partage ses coups de cœur et sa curiosité pour le cinéma de partout.

Le rituel du festival des films du monde, image du désir de continuité, rend plus palpable la perpétuelle métamorphose dudit monde, des dits films.

D’où peut-être cette mélancolie qui suit toute cette animation, tout festival. Tout passage de Susanoo appelle le retour de la déesse Soleil pour rendre harmonieux le chaos, tirer vie de ce qui pourrait n’être qu’agitation.

Sous forme d’un article, écrit ou lu, par exemple.

 

 

 

 

 

1Verra-t-on le regard critique d’un Imamura ou d’un Kobayashi sur la référence au bushido ou une résurrection plus en phase avec les idées des années 1930 et le regain actuel pour

l’affirmation nationale, la nécessité d’une armée, la quête d’une spécificité nationale ? Le lecteur curieux des métamorphoses du concept de bushido (voie du guerrier) pourra se reporter à deux excellents articles de Damian Flanagan, dans l’édition anglaise du Japan Times. Ainsi http://www.japantimes.co.jp/culture/2016/07/23/books/bushido-samurai-code-goes-war. Ma propre sensibilité à cette question a été influencée par un essai du penseur Sokichi Tsuda, traduit en anglais sous le titre An Inquiry into the Japanese Mind as Mirrored in Literature, Ministère de l’éducation, 1970.

 

 

 

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